• ( Partie 19) Moi, résidente en maison de retraite

    Le miracle de l'évocation a-t-il concrétisé des personnages de chair et de sang ? A peine est-ce des ombres fatiguées sur la toile grise du passé et ceci est occasionné moins par l'impossibilité de dépeindre une vue objective qu'à l'absence d'ampleur des héros. Ainsi, au premier abord, monsieur Quader serait ce type d'homme qui vise aux plaisirs et aux gueuletons, qui s'adonne à l'alcool et passe beaucoup de bon temps au lit, et madame Quader, une bonne âme, aimante et douce, qui ne songe qu'au bien-être de ses enfants, dévouée même à son mari « qui ne le mérite point ». Sans aucun doute, madame Quader agrafait à l'aide d'une épingle la chemise de nuit de son mari à la sienne pour invalider toute intention de celui-ci d'échapper du lit conjugal en catimini pour se rendre à la cave et puiser aux tonneaux, à l'aide d'un chiffon s'imbibant du jus de la vigne, à la lumière de la lune, des étoiles et d'une bougie coupable.

    ( Partie 19) Moi, résidente en maison de retraite

     

    Le miracle de l'évocation a-t-il concrétisé des personnages de chair et de sang ? A peine est-ce des ombres fatiguées sur la toile grise du passé et ceci est occasionné moins par l'impossibilité de dépeindre une vue objective qu'à l'absence d'ampleur des héros. Ainsi, au premier abord, monsieur Quader serait ce type d'homme qui vise aux plaisirs et aux gueuletons, qui s'adonne à l'alcool et passe beaucoup de bon temps au lit, et madame Quader, une bonne âme, aimante et douce, qui ne songe qu'au bien-être de ses enfants, dévouée même à son mari « qui ne le mérite point ». Sans aucun doute, madame Quader agrafait à l'aide d'une épingle la chemise de nuit de son mari à la sienne pour invalider toute intention de celui-ci d'échapper du lit conjugal en catimini pour se rendre à la cave et puiser aux tonneaux, à l'aide d'un chiffon s'imbibant du jus de la vigne, à la lumière de la lune, des étoiles et d'une bougie coupable.

    Cette première vision s'évapore rapidement si on n'élude pas que madame Quader se débinait souvent à la salle de cinéma de la ville voisine, se prélassant dans un fauteuil rembourré devant le petit écran et on commérait aussi au village que si son mari procréait un enfant environ tous les deux ans pendant vingt ans, c'était pour combattre la nature folâtre de sa femme, un vrai courant d'air dont la toquade était de permuter de temps à autre son partenaire, l'âge n'ayant que peu d'importance: « J'ai un sexe comme toutes les femmes et j'en ai encore un autre à la hauteur du genou pour les petits garçons! » précisait-elle. A la suite d'une de ses virées, son mari la ramenait chez elle, avachie et roupillant, complètement saoule, dans une brouette.

    Ce qui énerve et épouvante quand on survole le peu que l'on suppute quant à la vie de ces héros, c'est l'impossibilité flagrante d'inscrire ces existences dans l'histoire, la grande Histoire, celle que l'on calligraphie avec un H majuscule: ils appartiennent à la masse des travailleurs miséreux et sans noms, ceux à qui l'on n'a jamais rien donné et qui ne cèdent rien en héritage sinon l'art de recevoir des coups de pied au derrière en bredouillant merci.

    Si, exaspéré, pour redorer le blason de Pierre Quader et désigner quelqu'un d'un peu plus d'envergure, vous l'incrustez de force dans cette histoire des hommes, vos efforts seront puérils et vains: à peine parviendrez-vous à le camper en train de défiler, paradant avec une pancarte revendicative, lors des grands mouvements de grèves de 1936, sorte de coup d'éclair dans sa vie. Mais qui, alors, ne coopérait pas à ces mouvements sociaux ? Toute la société, classe ouvrière en tête, pénétrait sur la scène et délibérait – rares moments exaltants – de la vie collective et, une fois l'incendie éteint, Pierre Quader disparaît également de l'avant-scène.

    Lors de la seconde guerre mondiale, Pierre Quader s'était dissimulé, puis réfugié, jusqu'à la fin du conflit, dans la ferme de son beau-père pour se soustraire au Service du Travail Obligatoire et ne pas être enrégimenté dans l'armée allemande pour guerroyer sur le front russe à l'image de nombreux « Malgré-nous » d'Alsace-Lorraine : embellir cela et s'ingénier à voir là un haut fait d'arme de résistance au nazisme, c'est exagéré, car au regard de la nature humaine de Pierre Quader, c'était plutôt le refus de se faire tuer pour une cause incompréhensible et surseoir à tout prix à n'importe quelle guerre, bref rester passif et inerte, planqué sans plus.

    Plus tard Pierre Quader n'adhérait jamais à un quelconque parti politique : logiquement, il aurait dû opter spontanément pour le parti communiste français, alors parti de la Résistance, de la classe ouvrière et des opprimés. Mais rien de cela ! Il n'est même pas possible de le figurer au moins au rang des anarchistes impénitents ou des individualistes et, s'il en était, c'était non pas par un choix libre, mais parce que cela reflétait son tempérament et son origine sociale.

    L'histoire officielle se déroulait au-dessus de lui : à l'écart des événements, il s'y ajustait après coup, au mieux, éternel victime du cours historique, déplorant hiératiquement qu'il en ait toujours été ainsi et que personne n'y modifierait jamais rien, en haut une poignée d'usurpateurs assujettissant en bas une masse d'esclaves qui n'ont qu'à obtempérer. Rien du sang fougueux des Communards, mais une inertie atavique : on a beau fouiller pour trouver enfoui au moins un épisode glorieux, une initiative responsable – une grève qu'il contribuerait à déclencher, ou du moins à laquelle il collaborerait activement – on ne démêle rien qui masque et rachète le néant de cette existence.

    Il n'avait même aucune ambition de réussite sociale et professionnelle à force du poignet ou, s'il en avait à l'origine, celle-ci s'anémiait et s'annihilait bien vite, sans laisser aucune trace sur le tard. Déjà fort jeune, très instable, il changeait plus d'une fois de patron, chutant de déchéance en déchéance, de Thionville à Metz, de Metz à Strasbourg, d'une boulangerie à l'autre, puis viré de la dernière place de boulanger pour faute professionnelle, résiliant un métier après l'autre, jamais satisfait longtemps au même poste de travail. Quand il confectionnait des pâtisseries, il travaillait avec hâte, sans goût, et le résultat était sans grâce et médiocrement bon. De son métier initial il n'héritait que d'un surnom emprunté par toutes ses connaissances pour le dénommer avec une note quelque peu ironique, même plus tard quand il renoncera à cette profession, on l'appellera encore « le boulanger ». Néanmoins quand le jeu en valait la chandelle, Pierre Quader, consciencieux, livrait une grande quantité d'efforts décuplés. Mais la plupart du temps il raisonnait ainsi: « A quoi bon me surmener pour abattre beaucoup d'ouvrages, je serais toujours un pauvre type, et si j'encaisse plus que de coutume, le gouvernement en place sera là pour me surimposer et m'escroquer les fruits de mes efforts ». Aussi s'escrimait-il pour ne pas mourir de faim, abruti toute la journée par le poids de sa triste condition, car pour les patrons et les gens bien pensants, il était un matricule, sans plus, quelqu'un d'interchangeable, un tâcheron qui enchérit quand, à certains moments, on a recours à lui, et que l'on rejette comme une coque vide à d'autres moments. Il intériorisait cette façon d'analyser son sort et se comportait effectivement comme un robot. Qui avait intérêt à mieux sonder son âme ? Personne. Il était le seul, horriblement seul. Il n'avait plus d'âme. Etait-il conscient de cette absence de vie et se révoltait-il contre la situation qu'on lui imposait ? Nullement. Il était malheureux, tristement malheureux. Qui lui restituerait son âme ?

    Inutile d'imaginer Pierre Quader heureux et corrigeant ces déboires du point de vue de sa vie affective et familiale ! Sans doute, il chérissait sa mère d'une tendresse débordante et, saoul, geignait que c'était « la seule femme qu'il aimât jamais ! » : pour cet être faible, cette bouée de sauvetage était l'ultime recours contre les écorchures de la vie. Mais en fait il avait mené la vie dure à sa mère : adolescent de vingt ans, alors en chômage au village, sa mère le chargea de ramasser des pommes de terre. Il s'orienta en direction du champ et, hors de vue, le contourna et, par un détour, aboutit tout droit au débit de boisson du bourg voisin, où il s'exerça jusque tard dans la nuit au jeu de quilles : les pommes de terre pourrirent sur pied ! A la mort de sa mère, Pierre Quader diffusa cette tendresse excessive sur ses nombreux frères : il les affectionnait fortement, vraiment, se croyant rétribué en retour : « La famille, c'est sacré ! » confiait-il. Cependant pour ses frères, il était en fin de compte un objet de raillerie et de mépris, un familier que l'on cache parce qu'il fait honte. Ils ne piaffaient pas après lui et il ne les intéressait que médiocrement : durant l'enfance il était déjà pour eux un souffre-douleur. Quant à ses copains de rencontre, gens à son image, ils s'accointaient et s'encanaillaient avec autrui tant qu'ils espéraient en tirer quelque profit. A défaut d'affection et d'amour véritables, Pierre Quader eut à peine son comptant de plaisirs simples : quand il récapitulait et brandissait comme autant de victoires les innombrables plaisirs qu'il avalisait et prétendait avoir accumulé, il parvenait à peine à blouser son auditeur, et d'ailleurs il ne s'agissait que de parties de cartes, de loterie et de tiercé, de discussions de piliers de bar et de beuveries, les vapeurs d'alcool, véritable drogue, en constituant le pivot.

    Sous l'empire de Bacchus, il était très fier et scandait, en martelant les mots de violents coups de poing sur la poitrine :

    « Les Quader sont des durs ! », justifiant à ses yeux son existence par ce leitmotiv : « J'ai choyé quatre enfants. Je ne suis pas un fainéant. Maintenant qu'ils ont dénoué le nœud et sont grands, je pallie encore tous les jours à leur nourriture par mon travail ! ». C'est travestir la vérité, car il n'a pas entamé grande chose pour que les événements se combinent différemment ou mieux qu'ils ne se sont passés et Pierre Quader ne se cramponnait à ses enfants qu'aux moments de grand cafard.

    Quel hasard de circonstances conduit au mariage entre Pierre Quader et Thérèse Ditz qui, à défaut de la grande passion, vivront ensemble pendant près de trente ans ? Pour Pierre il était question de se fixer puisque âgé de trente trois ans, âge où l'on se départit de sa vie de garçon ou bien on s'encroûte et prolonge définitivement une vie de vieux célibataire endurci. Ce qui poussait Pierre Quader dans les bras de sa future femme c'est incontestablement parce qu'on affichait celle-ci comme une « bonne affaire », et il attendait de son futur beau-père une dot rondelette pour s'installer à son compte dans un magasin de boulangerie-pâtisserie, et s'il était incapable par lui-même de machiner ce calcul parions qu'on peut l'imputer à madame Quader. Pour Thérèse Ditz, la nécessité de s'amouracher avec quelqu'un du village limitait forcément le choix : d'ailleurs que savait-elle de ce qui se tramait hors du village ? De son propre aveu ce qui la séduisait est que Pierre Quader, un peu dégrossi, avec des manières, était différent des paysans qu'elle côtoyait tous les jours : certains jours, il s'accoutrait d'un costume de satin vert comme il n'y en avait pas deux au monde. L'objectif pour Thérèse Ditz était de se délivrer du milieu familial, triste et monotone, à la rencontre d'un monde nouveau, même inconnu, de copier certaines de ses amies qui avaient déjà la bague au doigt et de ne pas rester en rade pour coiffer la sainte Catherine. Sans être étranger au terroir, natif du même village, grâce à Pierre Quader, Thérèse Ditz escomptait une vie différente de ce qu'elle avait expérimenté jusqu'alors : le travail sans fin. A défaut d'aventures extraordinaires elle se prémunirait et se protégerait tout au moins de l'emprise de son père tyrannique dont elle soupçonnait à son égard le complot suivant : « Ma fille me servira jusqu'à ce qu'elle ait trente ans, puis je la marierai à un riche propriétaire foncier du voisinage ! » Les désirs de Thérèse Ditz s'opposant frontalement à ceux de son père et le père n'ayant jamais accepté le mariage de sa fille, ce fut l'origine du conflit brouillant père et fille.

    Peut-être est-ce là de purs procès d'intention de la part d'un misanthrope aigri et trop assagi ou le recul du temps qui offre cet angle de vue de l'amour entre Pierre et Thérèse ? Qui sait, à l'origine, la chair tendre d'une passion inconditionnelle et infinie recouvrait le squelette de tous ces calculs mesquins. Si une raison pécuniaire accolait Pierre Quader et Thérèse Ditz, au début, elle n'était qu'inconsciente, et s'avérait dans sa crudité sordide que par la suite, après qu'un certain temps se sera écoulé, alors que l'amour romantique d'origine s'élimait et s'érodait sur les aspérités de la vie. Au moins cet amour désintéressé saillissait-il du côté de Thérèse Ditz, personne encore ingénue, incapable de manœuvrer égoïstement, car sans doute il fallait du courage et une forte volonté, qualités que l'amour corrobore, pour se libérer de l'emprise autoritaire de son père et s'affranchir de ce lien envahissant ? A moins que ce ne soit que la révolte créée et menée par l'instinct de vie. Pour vous convertir à ces soupçons, sachez ceci : Thérèse Ditz attestait n'avoir jamais réellement joui dans les bras de Pierre Quader, affectait ne pas savoir ni quand ni comment elle avait pu en avoir quatre enfants et refusait tout contact physique avec son mari les dernières années de sa vie car alors il la dégouttait trop. Toujours est-il que lors de leur mariage, Thérèse Ditz était enceinte de trois mois et son père, dans l'embarras, consentait à une union qu'il jugeait contre-nature, mais craignant un scandale plus grand encore : être taxé de père indigne d'une fille mère. Quelle tristesse que ce premier et unique amour sans amour !

    Madame Quader désespérait : finirait-elle par caser ce dadais de fils déjà fort âgé. ? Elle lui dressait épisodiquement, subrepticement, un tableau des filles du village bonnes à marier – liste en peau de chagrin et il n'y aurait plus personne s'il tardait trop – et mettait l'accent en particulier sur « la fille de chez les Ditz » Thérèse, parti convenable. « Rends-toi compte un peu de ton âge, observait-elle, tu as trente ans et en ce moment la plupart de tes amis ont déjà des enfants. Il est temps de te ranger et d'avoir une situation sérieuse. »

    Au début, Pierre Quader n'y déférait pas trop d'attention, opinait du bonnet mais alléguait par-devers soi qu'il avait bien le temps de voir venir. Mais à force de le turlupiner, l'envie causée par ses frères et ses amis plus jeunes mais ayant néanmoins déjà convolé en justes noces, petit à petit, son centre d'intérêt se cristallisait : il lui fallait trouver une femme ! Lorsque Thérèse Ditz se présentait au comptoir du magasin de ses parents, faisant des emplettes, Pierre Quader la regardait d'un autre œil : il l'avait d'abord évalué un peu sotte, non dégourdie, et sans charme aucun, même un peu empotée avec ses cheveux châtains clairs frisés pendant en touffes rebelles au peigne sur les épaules et mal fagotée. « Quel laideron empesé indigne de moi ! Elle n'a rien pour elle ! » La brocardait-il, faisant le difficile. Passant en revue toutes les femmes encore disponibles et avantageuses, constatant que plus d'un avait l’œil vrillé sur Thérèse et qu'elle l'aiderait à asseoir une situation, il se ravisa : « Tant pis, c'est une fille bien utile et gentille ! » Il acquiesça et jeta son dévolu sur Thérèse Ditz : « Elle sera ma femme. Pierre Quader découvrit que même dans la noblesse qui suintait des attitudes de Thérèse, il y avait quelque chose de piquant et d'excitant : il la dominerait que mieux et la styliserait tel qu'il désirait. A compter de ce moment là, l'affaire était comme réglée : Thérèse Ditz lui était destinée depuis toujours, qu'elle le sache ou non, et dans sa tête, il se comportait déjà en maître du logis.

     

     

     

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