• ( Partie 18) Moi, résidente en maison de retraite

    Quant à la deuxième partie de ta lettre, elle m'a énormément chagriné et j'y répondrai plus longuement. Au fond tu as hâte de te débarrasser de moi, de t'arroger ma succession, de voler mon argent et de réussir à tout prix, quitte pour cela à piétiner mon cadavre, celui de ta mère et à dépouiller ta sœur. Tu m'assènes le coup de grâce. Je tâche de clarifier les idées que tu rumines. Il est loin le temps où le père assumait et contrôlait les affaires jusqu'à sa mort quel que soit l'âge de son fils, celui-ci persévérant dans l'obéissance. C'est la guerre qui a détruit et perverti la moralité des gens. En tout cas je m'en irais la conscience tranquille, convaincu que ce n'est pas moi qui t'ai inculqué ces principes.

    ( Partie 18) Moi, résidente en maison de retraite

     

     

     

    Ditz Jacob

    Hôpital °°°

    THIONVILLE Moselle

    A

    Monsieur DITZ Clément

    56 rue principale

    CONTZ Moselle

     

    Thionville le 17 novembre 1955

     

    Mon fils,

    (°°°)

    Quant à la deuxième partie de ta lettre, elle m'a énormément chagriné et j'y répondrai plus longuement. Au fond tu as hâte de te débarrasser de moi, de t'arroger ma succession, de voler mon argent et de réussir à tout prix, quitte pour cela à piétiner mon cadavre, celui de ta mère et à dépouiller ta sœur. Tu m'assènes le coup de grâce. Je tâche de clarifier les idées que tu rumines. Il est loin le temps où le père assumait et contrôlait les affaires jusqu'à sa mort quel que soit l'âge de son fils, celui-ci persévérant dans l'obéissance. C'est la guerre qui a détruit et perverti la moralité des gens. En tout cas je m'en irais la conscience tranquille, convaincu que ce n'est pas moi qui t'ai inculqué ces principes.

    Pour te convertir à de meilleurs sentiments, démystifions un peu ce passé galvaudé dont tu te gausses facilement : que seraient toutes les nouveautés, l'utilisation de l'électricité, les moteurs adaptés à de nombreuses machines, les routes bitumées... sans le travail des générations qui précèdent ?

    Un village d'alors constituait à lui seul une unité pour ainsi dire biologique, un univers clos et enclavé. Les informations ne circulaient pas beaucoup. Pas de radio. Les journaux étaient rares, les livres encore plus ; on n'avait d'ailleurs pas beaucoup de temps à consacrer à la lecture. Je disposais en tout et pour tout de deux livres en langue allemande, l'un vulgarisant les découvertes en astronomie, illustré de quelques planches de la configuration du ciel et l'autre propageant et commentant la doctrine des « témoins de Jéhovah ». L'observation de la coupole céleste les nuits claires, en saisons mortes, s'était érigée en lubie : en me promenant, je décrivais et nommais les planètes et étoiles visibles à l’œil nu, t'associant parfois ainsi que ta sœur à cette passion. Le second livre, une interprétation de la bible, prophétisait la fin de la terre et l'émergence de la « nouvelle Jérusalem » véritable paradis terrestre, monde de justice et de paix, à l'issue d'une ultime apocalypse. Ce conte m'enchantait : il y avait une image idyllique, un loup et un agneau réconciliés, paisibles et doux, côte à côte sans s'entre-dévorer, sous le regard émerveillé d'un homme auréolé d'une lumière étincelante. Décerné par un émule des témoins de Jéhovah, en mission au village dans les années 1930 en vue de rallier des « âmes », ce fut mon livre de chevet : lors de la seconde guerre mondiale, je pressentis même fermement que la prédiction qui y était contenue s'actualisait : « Quand les barbares et païens russes fouleront des sabots de leurs chevaux les rues de la nouvelle Babylone, Rome, des pluies de feu et de sang se précipiteront du ciel et ce sera la fin du monde et la naissance d'une ère nouvelle ». Je crus déchiffrer tout cela pêle-mêle dans l'avancée du rouleau compresseur soviétique contre Hitler et dans l'explosion des bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki : mon attente, déçue par l'issue de la guerre, je reléguais le livre au fond d'un tiroir à la critique rongeuse des souris. Ce livre effrayait ta mère chaque fois que je l'avais entre les mains et elle se promettait bien de le consumer par le feu à la première occasion si elle s'emparait de lui car elle prévoyait que sa lecture entraînait ma damnation perpétuelle, surtout que lors du passage du représentant des témoins de Jéhovah à Contz, le curé de la paroisse, au prêche du dimanche matin, haranguait ses ouailles, dénigrant de manière virulente toutes les factions qui conspirent contre la doctrine officielle de la mère Église et leur enjoignant de maintenir porte close devant cette engeance du diable qu'étaient les membres pécheurs de cette secte de Jéhovah, eux-mêmes étant voués aux flammes de l'enfer s'ils s'accointaient avec eux. Le seul livre que consultait ta mère était un missel à la couverture noire et aux pages jaunies qui lui avait été remis pour sa communion solennelle et qui renfermait l'essentiel de ce qui détermine la vie vertueuse d'une bonne chrétienne.

    Le village – monde autarcique d'autant plus que chaque famille engendrait ce dont elle avait besoin – rejetait tous les corps étrangers ; le conformisme y régnait, chacun se calquait sur tout le monde et tout le monde était immuablement catalogué depuis plusieurs générations. Mais fermé sur lui-même ne signifie pas imperméable à toutes les influences et quelques pores absorbaient l'air extérieur, enrayant l'asphyxie : le marché du bourg de Sierck-les-bains, une fois par mois, où l'on commerçait le bétail, la visite au notaire pour traiter les affaires importantes, tels les héritages, et surtout le départ des nouvelles classes au service militaire après un rituel qui mettait en émoi notre petite communauté, et la fête de la saint Hubert, patron du village, le premier dimanche de novembre, où l'on étrennait le vin nouveau et renouait avec les pays et les payses « émigrés » mariés avec un « étranger » ou une « étrangère ». Le facteur, le gendarme et le garde forestier remplissaient également cette fonction de tampon et de véhicule de l'information entre le monde extérieur et nous.

    Inversement, il y avait quelques entrées au village : une ou deux fois l'an des tziganes égayaient les enfants avec une roulotte trimbalée par deux chevaux, contenant une ménagerie d'animaux exotiques ou un manège, gitans auxquels on assignait un « don de Dieu » si on ne voulait pas se voir chaparder la nuit toute une rangée de laitues dans le jardin, ou quelques poules de la basse-cour. Ces gens du voyage étonnaient ta sœur et toi-même par leurs accoutrements bizarres et le goitre qui paraît le cou de la plupart de leurs vieilles femmes. Un juif errant, auquel on ne déférait pas d'âge défini, marchand ambulant de chevaux et de vaches, troquant des œufs et des peaux de lapin aux paysans pour les revendre en ville, sillonnait à travers les villages de la région et colportait par là même bonnes et mauvaises nouvelles alentour.

    Une tradition solidement chevillée dans les esprits recommandait que l'on se marie avec un membre du village ou des environs immédiats, mais quelquefois un familier transplantait ses pénates ailleurs : lorsque cette personne dénotait – ou feignait – une situation confortable et brillante, de retour au village natal, elle pavoisait la tête haute. Mais si par malheur elle était dotée d'un niveau de vie jugé insignifiant pour excuser sa désertion, sujet à l'opprobre et à la réprobation unanime, victime des cancans elle ne réapparaissait bientôt plus, supprimant même de ses nouvelles. Ma sœur ayant fiancé un bon parti, un fonctionnaire des chemins de fer de Metz, s'exhibait au village, juste avant la seconde guerre mondiale, dans une calèche traînée par deux chevaux blancs, richement harnachés, elle-même la tête surmontée d'un chapeau orné de plumes de paon, ce qui avait grandement impressionné.

    Malgré les fenêtres d'aération et les rares contacts avec l'extérieur, malgré les discours et les leçons de morales des deux notables, le curé et l'instituteur, pour rabattre le caquet et solliciter quelque modestie de la part de leurs concitoyens, les villageois se comportaient comme s'ils étaient seuls au monde, se décrétant le nombril de l'univers et centrant la vie du village sur lui-même. L'église, lieu de rencontre usuel, le dimanche, accueillait sur une rangée les femmes et sur l'autre rangée les hommes du village : il était de règle d'apparaître conforme à l'égard de l'« opinion publique » – catholique bon teint, bon mari et bon père – et ne pas s'attirer les foudres du représentant de Dieu devant l'ensemble de ses voisins assemblés à la messe. Seules quelques fortes têtes autant redoutées qu'objets de curiosité affrontent ces préjugés. Le débit de boisson, autre point de ralliement, avait la faveur de ceux renommés feignants, rarement de ceux que l'on estimait sérieux et travailleur.

    Une sorte d'héritage spirituel transmis de père en fils définissait le fondement commun de toutes les consciences : c'était un état d'âme, trace des récits des anciens, chape.enveloppant le cerveau, mélange de frayeur, effet des grandes épidémies de peste, la dernière remontant à peine aux années 1830, de la famine et de la crainte du retour de ce fléau, des années difficiles et des guerres, la fierté d'appartenir à la caste des travailleurs de la terre et le mythe profondément enseveli et enraciné des seigneurs féodaux d'antan, en particulier du marquis de Sellancy, ancien maître du pays de Contz qui outre un château, s'arrogeait autrefois, affirmait-on de bouche à oreille, toutes les bonnes terres, les paysans n'étant que des esclaves taillables et corvéables à merci. Cet âge mythique, fabuleux et terrible à la fois, est prêt à resurgir dans les mémoires : il fascine encore aujourd'hui Thérèse qui s'enquérait toujours avec minutie du devenir des us et coutumes des ducs et duchesses, bref de tout le reliquat de noblesse à la tête des cours européennes. De cet esprit collectif surgissait aussi une mauvaise conscience, celle de la fortune amassée grâce au vol parfois d'un frère ou d'une sœur, grâce à l'arrangement en sous main avec un notaire et à la captation d'un héritage, ou au mariage arrangé entre les enfants de deux familles afin d'additionner deux fortunes car si la richesse fructifiait par un travail de longue haleine, elle était souvent frauduleusement acquise au départ.

    Les tragédies comme les guerres que l'on menait ailleurs et les crises qui chassaient et ruinaient les paysans endettés ou possédant insuffisamment de terre, réduits à vendre leurs bras aux maîtres des forges, ont provoqué des plaies béantes. Surtout nos ancêtres ont beaucoup souffert du fait que la Lorraine a valsé à droite et à gauche : disputé entre la France et l'Allemagne, indépendante et dirigée par des ducs pendant une longue période, annexée à la France, puis à l'Allemagne, enfin fusionnée à la France jusqu'à aujourd'hui. C'est là l'inconvénient des pays et des hommes en bordure de deux frontières : l'histoire semble folle. La langue que l'on m'a inculquée à l'école était forcément le « hochdeutsch » ; voire : inculquée dans quelles conditions ! Une classe unique pour les garçons et une autre pour les filles, tout âge mélangé, et les enfants du village déployaient plus de temps à moissonner, vendanger et paître les vaches qu'à s'instruire. Après la première guerre mondiale, la langue qui t'a été enseignée est évidemment le français. Quel méli-mélo ! Quels malentendus entre ta génération et la mienne ! Heureusement, dans la vie quotidienne nous utilisions pour nous entendre la langue francique !

    Quelles difficultés pour coïncider avec les méandres de l'histoire ! La mère de Pierre prénommait l'un de ses fils « Wilhelm », Guillaume, comme l'empereur d'Allemagne régnant ; elle fut récompensée pour son dixième enfant par la médaille de la mère méritante et avait accroché au mur de sa chambre le portrait de Guillaume II en costume de cérémonie. Ce même fils fut congratulé par la France d'une médaille militaire parce qu'il était prisonnier dans un camp allemand du début à la fin de la seconde guerre mondiale ; mais le tableau de l'empereur n'était toujours pas décroché pour se mettre au goût du jour. Quelle dérision ! Pierre a effectué son service militaire dans l'armée française et toi tu as bataillé dans la Wehrmacht comme « Malgré-nous » et mon beau-frère a été fusillé comme otage par les Allemands : nous avons un pied de chaque côté de la frontière et des martyrs sont morts des deux côtés, indifféremment pour la patrie allemande ou française, chaque nouveau conflit emplissant le cimetière.

    En Lorraine, terre de passage et carrefour, les occupations du village et de chacun de ses habitants importaient plus que les affaires relatives à la France ou à l'Allemagne. Aucun chauvinisme : les anciens du village conservent même un meilleur souvenir de la présence allemande que de la période française qui lui succédait après la première guerre mondiale car alors, temps consacré pour le vin de Moselle et le blé de Contz, les escarcelles et les greniers étaient bien pleins : arguant de son peu de colonies, l'Allemagne favorisait la production vinicole le long de la Moselle alors que la France, après la guerre, arrachait les vignobles, jetant les vignerons sur le pavé les uns après les autres, appauvrissant la contrée du fait de la concurrence des importations de vin des colonies du Maghreb, la vigne y étant implantée de force. De toute façon la politique politicienne n'était pas très prisée, et dans le journal, en langue allemande, en général on feuilletait exclusivement les nouvelles locales – naissances, mariages et décès, Mairie, église et cimetière ponctuaient la vie du village et le travail monotone et routinier – on sautait invariablement les pages des informations générales, n'examinant que les gros titres et on y découpait des semelles pour calfeutrer les sabots de bois.

    Les individualités ayant manifesté quelque originalité, que l'on étiquetait d'un surnom, défrayaient la chronique de Contz, comme tel petit paysan, maire communiste dans les années 1930 et « le plus jeune maire de Moselle », ou aussi l'« idiot du village » un individu qui, alléguait-on, avait des jambes fines comme des baguettes de pain ; réformé du service militaire, ce qui était une tare en soi, et appelait sur lui les regards et les quolibets. Les babillardes cornaient à son propos qu'il remédiait à son défaut en portant en toutes saisons trois pantalons superposés et, mauvaises langues, soufflaient qu'il n'aurait jamais femme. Mais récusant le sort de mauvais aloi qu'on lui réservait, il s'émoustilla. Approvisionnant alors à nouveau les bavardages, on insinuait qu'il serait bien en peine d'avoir des descendants : il eut cinq vigoureux gaillards, pour démentir toutes ces vilaines commères !

    Outre l'isolement, ce qui caractérise le village d'alors, c'est que rien n'était facile : chacun, jeune ou vieux par un interminable labeur, extrayait sa pitance à la main du sol ingrat. Le résultat n'était jamais garanti d'avance et on œuvrait dans n'importe quelles conditions climatiques : soleil torride en été, où l'on nageait dans la sueur – Mon beau-père répliquait, alors que je désirais sécher sa chemise trempée : «Le bon dieu qui l'a mouillée me la séchera aussi ! » –, froid glacial en hiver, gerçant les mains affairées à scier du bois ou à lier les fagots. Les plaisirs étaient rares et résidaient à s'allonger et paresser pour se requinquer après une journée particulièrement fatigante.

    L'unique jouet que j'eus au cours de toute mon enfance fut une forme en tôle pour mouler les gâteaux de sable, troquée avec un brocanteur en échange d'une dizaine de kilogrammes de vieux papiers, et encore je partageais ce jouet avec mon frère ! Le cadeau de Noël ravissant Thérèse et toi-même était une simple orange. Dans ces périodes passées il n'y a vraiment rien de nostalgique

    Si je discours sur cette révision de vie et te conte tout cela c'est pour te prouver par a plus b que je n'ai rien à me reprocher et que je ne regrette rien. Je lègue à mes enfants l'héritage de mes ancêtres sans y avoir ajouté quelque chose, mais aussi sans rien y retrancher, ayant travaillé comme un aveugle tel le bœuf tirant son soc, aussi démuni au départ qu'à l'arrivée, et j'y joins ce conseil précieux : mieux vaut vivre pauvre et honnête que voleur et riche !

    (°°°)

     

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