• (Partie 10) Moi, résidente en maison de retraite, anciennement femme de ménage, centenaire et en fin de vie, je témoigne des maltraitances dans les maisons de retraite, y compris dans les établiss

    Néanmoins tributaire de cette mentalité diffuse et rétrograde énormément répandue en Lorraine, en particulier dans les campagnes, moins influençables par ce qui vient d'ailleurs, qui transparaît sous forme de froideur, d'indifférence et de méfiance – on camoufle le fond de sa pensée de peur de trop s'avancer, surtout relativement aux problèmes des ressources pécuniaires et des biens fonciers, car selon les préjugés du paysan, s'informer sur le propriétaire, la qualité et le prix d'une terre c'est déjà en être à demi le possesseur ou en tout cas lorgner sur elle – Thérèse Ditz n'a jamais avoué combien d'hectares de terre cultivait son père, se contentant d'un évasif « beaucoup ».

    (Partie 10) Moi, résidente en maison de retraite, anciennement femme de ménage, centenaire et en fin de vie, je témoigne des maltraitances dans les maisons de retraite, y compris dans les établissements gérés sous statut associatif !

     

     

    « Vie de seconde zone » : ces mots qualifient bien l'existence amoindrie, retirée sur elle-même et grignotée par les autres, par son père, puis son mari et ses enfants, qu'a toujours eu Thérèse Ditz : elle n'a jamais vécu pour elle-même. Par la force de l'habitude, peut-être aussi par le choix d'une certaine facilité, elle incorporait cette façon de consentir à son destin sans rémission tel que les autres, n'importe quels autres, en décidaient comme si elle dédaignait sa propre vie. On ne départageait plus ce qui provenait de sa volonté personnelle et ce qu'on exigeait d'elle de l'extérieur et cette soumission devenait quelque chose de naturel.

    Elle témoignait dans la misère la plus extrême d'un sang froid surprenant. Alors qu'elle avait quatre enfants en bas âge, que l'argent était rare au foyer, et qu'elle préparait les deux dernières semaines de chaque mois pour opérer la soudure avec le salaire du mois suivant, du repas de midi, une casserole de semoule bouillie à l'eau, une sorte de ciment peu fortifiant mais qui calmait l'appétit et lestait l'estomac jusqu'au soir, et au repas du soir, des tranches de pain beurrées avec des rondelles de saucisson salé – dénombrées avec une grande parcimonie : deux ou trois morceaux fins par personne, pas plus – elle supportait en souffrant silencieusement les « j'ai faim » relatifs à l'incompréhension évidente de la situation par des âmes infantiles ; ou bien encore ses enfants trottaient en plein cœur de l'hiver, par temps de pluie ou de neige, avec des vieilles chaussures au pied, percées sous la semelle de trous gros comme l'ongle du pouce, obstrués chaque soir à l'aide d'un nouveau morceau de linoléum ce qui ne leur évitait pas les pieds humides et transis toute la journée.

    Dans ces occasions de très grandes difficultés, Thérèse Ditz indiquait une fierté impassible et admirable – « Je me bute alors comme un taureau » disait-elle – que concluaient de fortes tensions exacerbées et des dépressions qui la minaient à petit feu car, depuis son mariage, seule comme une recluse, personne ne prêtait une oreille charitable à ses soucis ou ébauchait un geste de secours. Pour ne pas être anéantie elle se raccrochait à une idée fixe concernant ses origines sociales, dont elle ne démordait pas et cela lui était si agréable que l'on n'avait jamais aucun scrupule à abonder dans son sens : selon elle, son père était le propriétaire le plus nanti du village de Contz, ayant le plus grand nombre de terres et de têtes de bétail – « biens conquis forcément de façon malhonnête par mes aïeux » accordait-elle « car on ne s'enrichit que sur la ruine et la misère d'autrui ». Une espérance conjurait également le mauvais sort et ranimait la flamme : d'après elle, la richesse était un genre de loterie où l'on est vainqueur à tour de rôle et ses parents ayant été riches, il est prédit qu'inévitablement ses enfants ou ses petits-enfants goûteront au bien-être à leur tout.

    Elle étayait l'affirmation de cette aisance passée par ceci : son père embauchait lors des grands travaux, dans les bonnes périodes d'entre les deux guerres mondiales, deux ou trois ouvriers agricoles parfaitement heureux de s'activer pour lui parce qu'ils étaient mieux rémunérés que chez les autres paysans de la contrée et aussi se régalaient à la table du maître des lieux de rôti de bœuf et de lard de cochon à profusion, ce qui était alors un signe de superflu ; également lorsque des romanichels étaient de passage dans le village au printemps ou en été, ils recueillaient immanquablement dans la maison de son père des laitues de jardin, des fruits de saison, des œufs et même parfois une poule.

    Néanmoins tributaire de cette mentalité diffuse et rétrograde énormément répandue en Lorraine, en particulier dans les campagnes, moins influençables par ce qui vient d'ailleurs, qui transparaît sous forme de froideur, d'indifférence et de méfiance – on camoufle le fond de sa pensée de peur de trop s'avancer, surtout relativement aux problèmes des ressources pécuniaires et des biens fonciers, car selon les préjugés du paysan, s'informer sur le propriétaire, la qualité et le prix d'une terre c'est déjà en être à demi le possesseur ou en tout cas lorgner sur elle – Thérèse Ditz n'a jamais avoué combien d'hectares de terre cultivait son père, se contentant d'un évasif « beaucoup ».

    Son père personnifiait parfaitement le paysan traditionnel : de haute stature, légèrement voûté sur la fin de sa viesans doute à force de labourer la terre, mais aussi du fait d'un accident, une vache capricieuse lui ayant écrabouillé une jambe et d'une tuberculose qui devait l'emporter – ses préoccupations prédominantes étaient la terre, encore la terre, toujours la terre, terre accaparée, amour de la terre triturée à la sueur du front. Les dogmes religieux tels l'existence ou non du dieu chrétien et d'un au-delà, les crises et les guerres, et autres fariboles, tout cela, dérisoire et passager, suscitait infiniment moins d'intérêt à ses yeux et de discussions quotidiennes. Il ordonnait le reste du monde autour de cette valeur unique, sa terre, qui déteignait sur lui et modelait une physionomie à son image ; lent et obstiné, il s'autorisait parfois un élan de prodigalité quand on dépistait le chemin de son cœur ou captait sa confiance. D'habitude ronchonnant, ses humeurs correspondaient aux conditions météorologiques. Entier et égoïste, il contemplait le monde à travers lui et pour lui-même – «  D'abord moi, ensuite moi et loin derrière moi, les autres » clamait-il. Il appréciait par-dessus tout les choses bien léchées et fignolées, patiemment et ardemment, et mesurait « son homme » à cela, les êtres humains se différenciant en deux catégories, ceux qui étaient taillés dans la même étoffe que lui, et tous les autres. Il avait rarement déserté sa terre et son village sauf pour visiter une fois l'an le marché à bestiaux dans le petit bourg de Sierck-les-bains, distant de trois kilomètres, et lors de sa vieillesse, alors oisif forcé, et son fils ayant repris le flambeau, il s'évadait à Metz chez sa fille demeurant dans cette ville après son mariage.

    Le seul voyage lointain le transportait en Russie des tsars alors qu'il avait tout juste vingt-cinq ans, pendant la première guerre mondiale, revêtu du costume de l'armée allemande de Guillaume II puisque alors le nord de la Lorraine était uni à l'Allemagne depuis 1871. Il défendait une raffinerie de sucre contre les attaques des soldats russes, sans hostilité particulière à l'égard de l'ennemi, effectuant seulement ce qu'il admettait être son devoir en échange de la tranquillité ultérieure pour vaquer à ses propres affaires. C'était un état d'esprit constant : ne jamais s'engager en quelque chose qui attire l'attention sur soi, pas d'originalité, pas d'initiative intempestive car c'est récolter des ennuis en perspective mais suivre le mouvement ! La seule anecdote qu'il adorait exposer parce qu'elle était cocasse et presque incroyable était à propos d'une balle d'un fusil russe qui sectionnait en deux la cigarette qu'il fumait paisiblement, par une nuit claire, debout dans la tranchée ; il avait sans doute honte pour les peurs et les horreurs subies et aussi de la pudeur pour les disparus, ce qui lui clouait le bec sur les autres événements de cette tranche de vie. Cette guerre eut deux conséquences pour lui : il s'accoutuma lors des détentes et des attentes précédant les assauts, à fumer comme un pompier et, pour avoir participé à cette boucherie, il percevait le reste de ses jours une pension mensuelle juste suffisante pour financer sa ration de tabac.

    Ce qui imprégnait plus que tout monsieur Ditz c'est qu'il était toujours en retard sur son époque, condamnant en bloc tous les progrès du XX° siècle. Par sa conduite il se proclamait implicitement le patriarche de la famille, hébergeant et alimentant ses beaux-parents en échange d'un travail éreintant procuré par eux, respecté par ses voisins pour son honnêteté implacable et sa ponctualité, dur à l'ouvrage, autoritaire à l'égard de ses ouvriers agricoles, de sa femme et de ses enfants, mais néanmoins « juste ». Du caractère, il en avait pour réduire sa femme à l'état d'esclave domestique aux ordres : il la traitait comme si elle n'était qu'une bête de somme en plus, bien plus docile s'il en est que le bétail ordinaire.

    Madame Ditz, craintive, se pliait volontairement aux habitudes de son mari, le servait sans rechigner, travaillant « comme un homme » aux champs et en plus à la ferme, cuisinait les repas et se consacrait à l'entretien des animaux et du jardin, son domaine, tout au long de l'année, comme si de toute éternité les femmes étaient façonnées pour se soumettre et les hommes pour commander. Humble et obéissante, la dureté de son conjoint était telle qu'elle sanglotait silencieusement parfois en accomplissant ses tâches ménagères, se souvenant amèrement ce que préconisait son père, alors qu'elle avait dix-neuf ans : « Épouses Jacob Ditz, tu auras du travail et de la nourriture assurés tous les jours ». Néanmoins elle résistait avec vigueur sur certains points : lorsqu'elle eut gratifié son époux de trois enfants, une fille, puis un garçon et encore une fille qui décédait en bas âge, elle trancha : « C'est assez ! » ajoutant : « Une femme qui a trois enfants s'est conformée à son devoir ! » et depuis ce jour-là, elle n'eut plus jamais de relation sexuelle, couchant la nuit dans une chambre séparée de celle de son mari puisque alors les méthodes contraceptives étaient inconnues et surtout non tolérées par l’Église. D'autant plus que dévote au-delà de toute limite imaginable, elle assistait à l'office tous les dimanches et appliquait scrupuleusement tous les rites prescrits tels que ne pas manger de viande grasse le vendredi, jeûner durant le carême, remplacer les rameaux de buis béni sur les croix du Christ, suspendues dans toutes les pièces de la maison, une fois l'an et fleurir les tombes familiales à la Toussaint.

    Voici deux extraits de lettres qui éclairent sur le village lorrain de Contz, premier milieu d'existence de Pierre Quader et de Thérèse Ditz. La première lettre est adressée par Clément Ditz – surnommé depuis toujours « le Rouquin » à cause de sa chevelure flamboyante – à son père ; la seconde lettre est une réponse de Jacob Ditz à son fils. Jacob Ditz, atteint d'une tuberculose fatale était hospitalisé à Thionville. Le Rouquin administrait la ferme et avait des idées pour moderniser et mécaniser l'exploitation agricole : il projetait d'innover en acquérant le premier tracteur du village grâce aux économies thésaurisées par son père au cours de sa vie. Quelques mois après cet échange de correspondance, alors que Jacob Ditz était dans le coma et trépassait, le Rouquin, utilisant un pouvoir rédigé à son nom et imitant la signature de son père, empochait la totalité de l'argent déposé sur un compte bancaire et à l'aide de ces fonds obtenait un tracteur. Ainsi se résolvait ce conflit de générations.

     

    Ditz Clément

    56 rue principale

    CONTZ Moselle

    A

    Monsieur Ditz Jacob

    HOPITAL°°°

    THIONVILLE Moselle

     

    Contz le 24 octobre 1955

     

    Mon cher père,

    (°°°)

    Le village tel qu'il était quand vous avez commencé, s'est modifié : l'application des progrès depuis le début du siècle à la campagne a tout bouleversé. Rien n'est plus comme avant. Ainsi, la rue principale, cabossée et éclaboussée par endroits de crottin de cheval et de bouse de vache, recouverte d'une poussière jaune qui se métamorphose en boue par temps de pluie, tourbillonne et s'infiltre partout par temps sec et venteux, le dernier conseil municipal envisage de la goudronner prochainement afin de la rendre carrossable. Les tas de fumier devant les portes cochères des granges ne seront bientôt plus qu'un vieux souvenir et des sacs d'engrais artificiels s'y substituent. Le développement de l'information et des moyens de communication ouvre une fenêtre toute grande sur le monde : les radios, les livres et les journaux sont des objets de la vie courante. Grâce au ramassage scolaire, les enfants des paysans étudient au collège et au lycée de la ville distante de quinze kilomètres. Tous ces changements nous bousculent hors de l'esprit de routine et si nous voulons arriver à quelque chose, être dans le wagon de tête, soyons hardis et ambitieux.

    Le village traditionnel s'est muté en un appendice et une extension de la ville la plus proche, en une petite cité-dortoir. La population a diminué en nombre et sa composition s'est transformée : seuls deux dizaines de paysans ont survécu dans leur état et traversé les mailles du filet des différentes restructurations de la terre. L'activité principale de la plupart des habitants est ailleurs : ce sont d'anciens paysans évincés et transmués en ouvriers dans les usines voisines ou également des employés du bourg voisin logeant à la campagne. Ces ouvriers-paysans sont des jardiniers du dimanche, forcés de travailler à la journée en usine alors qu'il y avait plus de quatre-vingt paysans à temps plein avant la seconde guerre mondiale. Les jeunes sont contraints de solliciter un métier là où il y a du travail et s'établissent en ville comme Pierre.

    Autrefois, les paysans comme vous pratiquaient la polyculture : ils produisaient un peu de tout, des céréales bien sûr, des fruits et des légumes, associés à l'élevage de différents animaux domestiques, deux ou trois vaches, un ou deux chevaux de trait, des cochons, des poules, des canards et des lapins. C'est le déclin de cette forme d'agriculture : on ne s'en sort plus ainsi car c'est dépassé !

    Aujourd'hui, l'agriculture tend à se spécialiser : être compétitif c'est « faire » du blé ou de la viande exclusivement et se départir du reste. L'agriculture scientifique ne laisse plus de place aux amateurs et aux traditionalistes ! Le paysan moderne, chef d'entreprise, gère sa ferme de manière capable et vend sur un créneau rentable ou périt, et ceci d'autant plus que la surface pour persister dans la profession de paysan et prospérer, augmente sans cesse alors que le prix de la terre, par la spéculation, grimpe en flèche. Vous êtes trop arriéré et trop vieux et par votre faute, nous sommes pénalisés par quelques années de retard. Aussi je réitère ma demande : achetons dès maintenant un tracteur avec l'argent que vous avez épargné. J'espère que vous comprenez mes raisons.

    Nous dépenserons les gains ainsi dégagés pour améliorer nos conditions de vie. Les transformations récentes dans l'économie et les mentalités ont aboli la « grande famille » où cohabitaient difficilement sous le même toit, au rez-de-chaussée, les grands-parents et au premier étage, les parents et les enfants. Aujourd'hui, chacun convoite l'autonomie, et très tôt les enfants souhaitent s'émanciper du giron familial pour domicilier dans une maison privée de ses anciens occupants ou se construire une habitation. Les anciennes maisons, restaurées et amendées, ont de nouvelles figures : l'écurie redonne après quelques travaux de maçonnerie, un hangar pour le tracteur et les machines agricoles, l'étable a un sol incliné en béton pour l'écoulement des eaux, excluant l'inconvénient de la litière. Les murs autrefois badigeonnés à la chaux une fois l'an sont tapissés de papier peint ou ornés de carrelages multicolores. Dans la cuisine, les réchauds fonctionnent au gaz. Le confort et la manière de vivre se rapprochent de plus en plus de ce qui existe déjà en ville.

    (°°°)

     

     

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