• RECIT DU CHEMINEMENT DE PIERRE QUADER QUI A AIME, TRAVAILLE ET PRIE POUR NE PLUS RENAITRE (Partie 12)

    Inutile d'imaginer Pierre Quader heureux et corrigeant ces déboires du point de vue de sa vie affective et familiale ! Sans doute, il chérissait sa mère d'une tendresse débordante et, saoul, geignait que c'était « la seule femme qu'il aimât jamais ! » : pour cet être faible, cette bouée de sauvetage était l'ultime recours contre les écorchures de la vie. Mais en fait il avait mené la vie dure à sa mère : adolescent de vingt ans, alors en chômage au village, sa mère le chargea de ramasser des pommes de terre. Il s'orienta en direction du champ et, hors de vue, le contourna et, par un détour, aboutit tout droit au débit de boisson du bourg voisin, où il s'exerça jusque tard dans la nuit au jeu de quilles : les pommes de terre pourrirent sur pied ! A la mort de sa mère, Pierre Quader diffusa cette tendresse excessive sur ses nombreux frères : il les affectionnait fortement, vraiment, se croyant rétribué en retour : « La famille, c'est sacré ! » confiait-il. Cependant pour ses frères, il était en fin de compte un objet de raillerie et de mépris, un familier que l'on cache parce qu'il fait honte. Ils ne piaffaient pas après lui et il ne les intéressait que médiocrement : durant l'enfance il était déjà pour eux un souffre-douleur. Quant à ses copains de rencontre, gens à son image, ils s'accointaient et s'encanaillaient avec autrui tant qu'ils espéraient en tirer quelque profit. A défaut d'affection et d'amour véritables, Pierre Quader eut à peine son comptant de plaisirs simples : quand il récapitulait et brandissait comme autant de victoires les innombrables plaisirs qu'il avalisait et prétendait avoir accumulé, il parvenait à peine à blouser son auditeur, et d'ailleurs il ne s'agissait que de parties de cartes, de loterie et de tiercé, de discussions de piliers de bar et de beuveries, les vapeurs d'alcool, véritable drogue, en constituant le pivot.

     

     

     

    RECIT DU CHEMINEMENT DE PIERRE QUADER QUI A AIME, TRAVAILLE ET PRIE POUR NE PLUS RENAITRE (Partie 12)

     

    Lors de la seconde guerre mondiale, Pierre Quader s'était dissimulé, puis réfugié, jusqu'à la fin du conflit, dans la ferme de son beau-père pour se soustraire au Service du Travail Obligatoire et ne pas être enrégimenté dans l'armée allemande pour guerroyer sur le front russe à l'image de nombreux « Malgré-nous » d'Alsace-Lorraine : embellir cela et s'ingénier à voir là un haut fait d'arme de résistance au nazisme, c'est exagéré, car au regard de la nature humaine de Pierre Quader, c'était plutôt le refus de se faire tuer pour une cause incompréhensible et surseoir à tout prix à n'importe quelle guerre, bref rester passif et inerte, planqué sans plus.

    Plus tard Pierre Quader n'adhérait jamais à un quelconque parti politique : logiquement, il aurait dû opter spontanément pour le parti communiste français, alors parti de la Résistance, de la classe ouvrière et des opprimés. Mais rien de cela ! Il n'est même pas possible de le figurer au moins au rang des anarchistes impénitents ou des individualistes et, s'il en était, c'était non pas par un choix libre, mais parce que cela reflétait son tempérament et son origine sociale.

    L'histoire officielle se déroulait au-dessus de lui : à l'écart des événements, il s'y ajustait après coup, au mieux, éternel victime du cours historique, déplorant hiératiquement qu'il en ait toujours été ainsi et que personne n'y modifierait jamais rien, en haut une poignée d'usurpateurs assujettissant en bas une masse d'esclaves qui n'ont qu'à obtempérer. Rien du sang fougueux des Communards, mais une inertie atavique : on a beau fouiller pour trouver enfoui au moins un épisode glorieux, une initiative responsable – une grève qu'il contribuerait à déclencher, ou du moins à laquelle il collaborerait activement – on ne démêle rien qui masque et rachète le néant de cette existence.

    Il n'avait même aucune ambition de réussite sociale et professionnelle à force du poignet ou, s'il en avait à l'origine, celle-ci s'anémiait et s'annihilait bien vite, sans laisser aucune trace sur le tard. Déjà fort jeune, très instable, il changeait plus d'une fois de patron, chutant de déchéance en déchéance, de Thionville à Metz, de Metz à Strasbourg, d'une boulangerie à l'autre, puis viré de la dernière place de boulanger pour faute professionnelle, résiliant un métier après l'autre, jamais satisfait longtemps au même poste de travail. Quand il confectionnait des pâtisseries, il travaillait avec hâte, sans goût, et le résultat était sans grâce et médiocrement bon. De son métier initial il n'héritait que d'un surnom emprunté par toutes ses connaissances pour le dénommer avec une note quelque peu ironique, même plus tard quand il renoncera à cette profession, on l'appellera encore « le boulanger ». Néanmoins quand le jeu en valait la chandelle, Pierre Quader, consciencieux, livrait une grande quantité d'efforts décuplés. Mais la plupart du temps il raisonnait ainsi: « A quoi bon me surmener pour abattre beaucoup d'ouvrages, je serais toujours un pauvre type, et si j'encaisse plus que de coutume, le gouvernement en place sera là pour me surimposer et m'escroquer les fruits de mes efforts ». Aussi s'escrimait-il pour ne pas mourir de faim, abruti toute la journée par le poids de sa triste condition, car pour les patrons et les gens bien pensants, il était un matricule, sans plus, quelqu'un d'interchangeable, un tâcheron qui enchérit quand, à certains moments, on a recours à lui, et que l'on rejette comme une coque vide à d'autres moments. Il intériorisait cette façon d'analyser son sort et se comportait effectivement comme un robot. Qui avait intérêt à mieux sonder son âme ? Personne. Il était le seul, horriblement seul. Il n'avait plus d'âme. Etait-il conscient de cette absence de vie et se révoltait-il contre la situation qu'on lui imposait ? Nullement. Il était malheureux, tristement malheureux. Qui lui restituerait son âme ?

    Inutile d'imaginer Pierre Quader heureux et corrigeant ces déboires du point de vue de sa vie affective et familiale ! Sans doute, il chérissait sa mère d'une tendresse débordante et, saoul, geignait que c'était « la seule femme qu'il aimât jamais ! » : pour cet être faible, cette bouée de sauvetage était l'ultime recours contre les écorchures de la vie. Mais en fait il avait mené la vie dure à sa mère : adolescent de vingt ans, alors en chômage au village, sa mère le chargea de ramasser des pommes de terre. Il s'orienta en direction du champ et, hors de vue, le contourna et, par un détour, aboutit tout droit au débit de boisson du bourg voisin, où il s'exerça jusque tard dans la nuit au jeu de quilles : les pommes de terre pourrirent sur pied ! A la mort de sa mère, Pierre Quader diffusa cette tendresse excessive sur ses nombreux frères : il les affectionnait fortement, vraiment, se croyant rétribué en retour : « La famille, c'est sacré ! » confiait-il. Cependant pour ses frères, il était en fin de compte un objet de raillerie et de mépris, un familier que l'on cache parce qu'il fait honte. Ils ne piaffaient pas après lui et il ne les intéressait que médiocrement : durant l'enfance il était déjà pour eux un souffre-douleur. Quant à ses copains de rencontre, gens à son image, ils s'accointaient et s'encanaillaient avec autrui tant qu'ils espéraient en tirer quelque profit. A défaut d'affection et d'amour véritables, Pierre Quader eut à peine son comptant de plaisirs simples : quand il récapitulait et brandissait comme autant de victoires les innombrables plaisirs qu'il avalisait et prétendait avoir accumulé, il parvenait à peine à blouser son auditeur, et d'ailleurs il ne s'agissait que de parties de cartes, de loterie et de tiercé, de discussions de piliers de bar et de beuveries, les vapeurs d'alcool, véritable drogue, en constituant le pivot.

     

     

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