• « Karma-Bhakti-Jnâna-Râja » (Partie 3) (Action, Travail, Amour, Prière, Dévotion, Connaissance)

    Elle étayait l'affirmation de cette aisance passée par ceci : son père embauchait lors des grands travaux, dans les bonnes périodes d'entre les deux guerres mondiales, deux ou trois ouvriers agricoles parfaitement heureux de s'activer pour lui parce qu'ils étaient mieux rémunérés que chez les autres paysans de la contrée et aussi se régalaient à la table du maître des lieux de rôti de boeuf et de lard de cochon à profusion, ce qui était alors un signe de superflu ; également lorsque des romanichels étaient de passage dans le village au printemps ou en été, ils recueillaient immanquablement dans la maison de son père des laitues de jardin, des fruits de saison, des oeufs et même parfois une poule.

     

    « Karma-Bhakti-Jnâna-Râja » (Partie 3) (Action, Travail, Amour, Prière, Dévotion, Connaissance)

     

    Cependant il ne parvint jamais à accéder vraiment comme partie prenante au cercle des citadins qu'il côtoyait et, écarté de sa mentalité et de ses racines paysannes, il était mal à l'aise partout, considéré par les autres et par lui-même comme étant différent et « à part » ; à certaines occasions cela se traduisait par un sentiment de supériorité puis en d'autres circonstances par un sentiment d'incompréhension : il jaugeait les citadins et les accusait de ridicules car ils n'avaient pas le sens profond des choses de la terre et des réalités, et se situait hiérarchiquement au-dessus des campagnards qui avaient une vue bornée du monde. Ces sentiments étaient encore accentués par son esprit d'indépendance qui se confirmait par le refus constant pendant sa vie d'opter pour un emploi de simple ouvrier spécialisé dans une grande industrie préférant de loin un emploi chez un petit patron dans une entreprise modeste, endroit où il lui paraissait plus aisé de baigner dans une ambiance familiale.

    « Vie de seconde zone » : ces mots qualifient bien l'existence amoindrie, retirée sur elle-même et grignotée par les autres, par son père, puis son mari et ses enfants, qu'a toujours eu Thérèse Ditz : elle n'a jamais vécu pour elle-même. Par la force de l'habitude, peut-être aussi par le choix d'une certaine facilité, elle incorporait cette façon de consentir à son destin sans rémission tel que les autres, n'importe quels autres, en décidaient comme si elle dédaignait sa propre vie. On ne départageait plus ce qui provenait de sa volonté personnelle et ce qu'on exigeait d'elle de l'extérieur et cette soumission devenait quelque chose de naturel.

    Elle témoignait dans la misère la plus extrême d'un sang froid surprenant. Alors qu'elle avait quatre enfants en bas âge, que l'argent était rare au foyer, et qu'elle préparait les deux dernières semaines de chaque mois pour opérer la soudure avec le salaire du mois suivant, du repas de midi, une casserole de semoule bouillie à l'eau, une sorte de ciment peu fortifiant mais qui calmait l'appétit et lestait l'estomac jusqu'au soir, et au repas du soir, des tranches de pain beurrées avec des rondelles de saucisson salé – dénombrées avec une grande parcimonie : deux ou trois morceaux fins par personne, pas plus – elle supportait en souffrant silencieusement les « j'ai faim » relatifs à l'incompréhension évidente de la situation par des âmes infantiles ; ou bien encore ses enfants trottaient en plein coeur de l'hiver, par temps de pluie ou de neige, avec des vieilles chaussures au pied, percées sous la semelle de trous gros comme l'ongle du pouce, obstrués chaque soir à l'aide d'un nouveau morceau de linoléum ce qui ne leur évitait pas les pieds humides et transis toute la journée.

    Dans ces occasions de très grandes difficultés, Thérèse Ditz indiquait une fierté impassible et admirable – « Je me bute alors comme un taureau » disait-elle – que concluaient de fortes tensions exacerbées et des dépressions qui la minaient à petit feu car, depuis son mariage, seule comme une recluse, personne ne prêtait une oreille charitable à ses soucis ou ébauchait un geste de secours. Pour ne pas être anéantie elle se raccrochait à une idée fixe concernant ses origines sociales, dont elle ne démordait pas et cela lui était si agréable que l'on n'avait jamais aucun scrupule à abonder dans son sens : selon elle, son père était le propriétaire le plus nanti du village de Contz, ayant le plus grand nombre de terres et de têtes de bétail – « biens conquis forcément de façon malhonnête par mes aïeux » accordait-elle « car on ne s'enrichit que sur la ruine et la misère d'autrui ». Une espérance conjurait également le mauvais sort et ranimait la flamme : d'après elle, la richesse était un genre de loterie où l'on est vainqueur à tour de rôle et ses parents ayant été riches, il est prédit qu'inévitablement ses enfants ou ses petits-enfants goûteront au bien-être à leur tout.

    Elle étayait l'affirmation de cette aisance passée par ceci : son père embauchait lors des grands travaux, dans les bonnes périodes d'entre les deux guerres mondiales, deux ou trois ouvriers agricoles parfaitement heureux de s'activer pour lui parce qu'ils étaient mieux rémunérés que chez les autres paysans de la contrée et aussi se régalaient à la table du maître des lieux de rôti de boeuf et de lard de cochon à profusion, ce qui était alors un signe de superflu ; également lorsque des romanichels étaient de passage dans le village au printemps ou en été, ils recueillaient immanquablement dans la maison de son père des laitues de jardin, des fruits de saison, des oeufs et même parfois une poule.

    Néanmoins tributaire de cette mentalité diffuse et rétrograde énormément répandue en Lorraine, en particulier dans les campagnes, moins influençables par ce qui vient d'ailleurs, qui transparaît sous forme de froideur, d'indifférence et de méfiance – on camoufle le fond de sa pensée de peur de trop s'avancer, surtout relativement aux problèmes des ressources pécuniaires et des biens fonciers, car selon les préjugés du paysan, s'informer sur le propriétaire, la qualité et le prix d'une terre c'est déjà en être à demi le possesseur ou en tout cas lorgner sur elle – Thérèse Ditz n'a jamais avoué combien d'hectares de terre cultivait son père, se contentant d'un évasif « beaucoup ».

    Son père personnifiait parfaitement le paysan traditionnel : de haute stature, légèrement voûté sur la fin de sa viesans doute à force de labourer la terre, mais aussi du fait d'un accident, une vache capricieuse lui ayant écrabouillé une jambe et d'une tuberculose qui devait l'emporter – ses préoccupations prédominantes étaient la terre, encore la terre, toujours la terre, terre accaparée, amour de la terre triturée à la sueur du front. Les dogmes religieux tels l'existence ou non du dieu chrétien et d'un au-delà, les crises et les guerres, et autres fariboles, tout cela, dérisoire et passager, suscitait infiniment moins d'intérêt à ses yeux et de discussions quotidiennes. Il ordonnait le reste du monde autour de cette valeur unique, sa terre, qui déteignait sur lui et modelait une physionomie à son image ; lent et obstiné, il s'autorisait parfois un élan de prodigalité quand on dépistait le chemin de son coeur ou captait sa confiance. D'habitude ronchonnant, ses humeurs correspondaient aux conditions météorologiques. Entier et égoïste, il contemplait le monde à travers lui et pour lui-même – «  D'abord moi, ensuite moi et loin derrière moi, les autres » clamait-il. Il appréciait par-dessus tout les choses bien léchées et fignolées, patiemment et ardemment, et mesurait « son homme » à cela, les êtres humains se différenciant en deux catégories, ceux qui étaient taillés dans la même étoffe que lui, et tous les autres. Il avait rarement déserté sa terre et son village sauf pour visiter une fois l'an le marché à bestiaux dans le petit bourg de Sierck-les-bains, distant de trois kilomètres, et lors de sa vieillesse, alors oisif forcé, et son fils ayant repris le flambeau, il s'évadait à Metz chez sa fille demeurant dans cette ville après son mariage.

     

     

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