• Les douleurs étant trop vives, Pierre a quitté son lieu de travail, un peu penaud, ayant mauvaise conscience de ne pouvoir travailler, moralement diminué : « Mais, songe-t-il sur le chemin du retour, ce n’est qu’une mauvaise passe ».

     

     

     

     

     

    CAHIER VERT

     

    LE FEU DIVIN

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    I

    Oh ! Voici le mérite et voici le péché,

    Je ne désire ni l’un, ni l’autre,

    Donne-moi seulement le PUR AMOUR.

     

    1- Pierre, âgé de trois années, escalade les genoux de son père, assis, afin d’atteindre le visage de celui-ci. De ses bras puissants, son père le saisit et le porte au niveau de son visage. Par jeu, et imaginant effectuer une action aimante, Pierre tripote le visage de son père à l’aide de ses deux mains, lui déformant les joues. Sans qu’il y ait de mauvaises intentions, Pierre pince un peu fortement une joue de son père. Malgré le peu de force de Pierre, son père eut une douleur vive dans la joue et, pour se dégager de cette étreinte maladroite, de sa main droite libre, il assène une bonne gifle à Pierre, le faisant rouler de ses genoux à terre. Pierre, à la fois surpris de la réaction imprévisible de son père, et sous le coup de la douleur, pleurniche à chaudes larmes. Sa mère, à proximité, recueille Pierre dans ses bras, morigénant son mari et consolant tant bien que mal son fils : « Pourquoi le frappes-tu ? Ce n’est rien ! Il n’a rien fait de méchant ! Il ne l’a sûrement pas fait exprès ! ».

    C’est là le premier souvenir et la première image que Pierre conserve lorsqu’il se plonge dans le passé : une gifle donnée par son père accompagnée d’un fort sentiment d’injustice, car ce geste lui paraît à la fois gratuit, injuste et immérité.

    2- Pierre, âgé de quatre années, se promène avec son père et sa mère, par une belle journée printanière, sur un sentier forestier, dans une zone vallonnée. Le soleil darde ses rayons avec prodigalité ? Le père, enjoué, s’empare de Pierre, et d’un mouvement leste, le soulève du sol et le pose sur ses larges épaules.

    Soudain, au détour d’un chemin, il pointe son bras dans la direction devant lui un point situé à une centaine de mètres et murmure à Pierre : « Regarde, un chevreuil ! ».

    3- Un matin, Pierre, âgé de cinq années, s’amuse avec son frère, d’une année plus âgé que lui, dans la cuisine, sous le regard attentionné de leur mère. Soudain, celle-ci constate qu’il manque un produit de première nécessité pour préparer le repas familial de midi. Prise par l’urgence, ne sachant pas quoi faire des deux enfants dont elle a la garde, ne pouvant les confier à personne, et pour éviter qu’ils ne bougent et déambulent dans un endroit défendu et dangereux, elle décide de les installer assis sur la table de la cuisine, leur interdisant formellement de descendre de cet endroit haut perché jusqu’à son retour. Puis elle s’empare de son porte-monnaie et d’un sac de commission, et se précipite hors de la cuisine, chez le commerçant, pour effectuer les diverses courses.

    Abandonnés par leur mère, les deux marmots pleurent d’abord doucement. Face à l’absence de réaction, s’encourageant l’un l’autre, leurs sanglots à demi-étouffés se transforment peu à peu en hurlements, chacun mettant toute la force dont il est capable. Ces hurlements, après quelques minutes, prennent un ton de panique, caractérisant un abandon définitif et total.

    La mère, à l’approche de la maison, entendant ces cris éperdus, prise elle-même de panique, revient à pas précipités, ne sachant ce qui se passe et craignant le pire.

    4- Le grand frère de Pierre collectionne divers objets personnels de peu de valeur marchande, mais auxquels il est sentimentalement attaché, divers souvenirs rassemblés, comme des cartes postales, des billes de verre multicolores, des pierres ramassées lors de promenades et diverses autres babioles. Pour les préserver des mains indélicates, il les a enfermés dans le tiroir fermé à clef d’une massive armoire lorraine.

    Un jour, âgé de six années, Pierre remarque ce tiroir aux trésors minutieusement fermé à clef par son frère. Cela suscite la convoitise de Pierre, attiré par un trésor sans doute sans prix. Curieux, alors que son frère s’est absenté, Pierre prend un tournevis dans la boîte à outils et essaie, avec beaucoup de zèle, d’ouvrir ce tiroir pour accéder aux objets convoités. Il ne parvient pas à faire tourner le dispositif de la serrure, qui sous les coups portés avec de ^plus en plus de force, casse.

    A son retour, le frère aîné constate les dégâts causés et interroge les uns et les autres sur l’origine de ces dégâts. Apprenant bientôt que c’est Pierre qui a tenté de forcer la serrure, ce dernier se réfugier derrière le dos de la mère, qui le protège comme elle peut. Mais la colère du frère aîné est si grande qu’elle ne parvient pas à empêcher celui-ci de gratifier Pierre d’une gifle magistrale.

    5- Pierre a rencontré Marie la première fois sur le chemin de l’école, alors âgé de quatorze années, Marie ayant sensiblement le même âge. Plutôt naïve et bien pensante, Marie accoste Pierre et lui ^pose diverses questions relatives à l’amitié et aux relations entre filles et garçons : cela manifeste de sa part un fort besoin de protection, qu’elle recherche présentement auprès de Pierre. Plus tard Pierre a l’impression d’avoir rencontré souvent Marie sur le chemin de l’école ; mais il ne sait pas si cette impression de la côtoyer et de dialoguer avec elle n’est pas plutôt le fait qu’il a rêvé la nuit et pensé la journée de nombreuses fois à Marie.

    Toujours est-il que la nuit suivant la première rencontre, Pierre s’est réveillé le matin, éprouvant un total bien-être, après une éjaculation nocturne encore fraîche. Son slip est maculé d’un liquide épais, blanchâtre et chaud. C’est un dimanche et immédiatement Pierre va à la rencontre de sa mère, comme il le fait à chaque fois que se produit un événement inattendu et inaccoutumé. Pierre, l’air inquiet, s’enquit auprès de sa mère, occupée à faire la vaisselle dans l’évier de la cuisine, à propos de ce qui s’est déroulé, confessant : « Une sorte de liquide blanchâtre est sorti de mon pénis, de quoi s’agit-il ? ». Sa mère, surprise, n’ose répondre à cette question incongrue.

    6- Pierre, âgé de quinze années, est assis sur un sofa, à côté de sa petite sœur, âgée de neuf années. Ils discutent de choses et d’autres, de l’école et de connaissances amicales communes. Tout à coup, Pierre est pris d’une irrésistible pulsion de glisser sa main sous la jupe de sa sœur, d’écarter la culotte et de caresser l’entrejambe de celle-ci ; ce faisant, il sent quelque chose d’humide et de chaud.

    Sa sœur, d’abord surprise par ce geste déplacé et inattendu, manifeste ensuite un grand sentiment de honte qui la fait rougir, et prise d’une émotion de colère, elle envoie à Pierre une gifle assénée de toutes ses forces.

    7- Pierre est tombé amoureux fou de Marie, mais, d’une timidité maladive, il n’ose jamais l’aborder. C’est pourquoi, chaque fois que Marie passe devant son domicile, seule ou accompagnée d’une amie, Pierre l’observe discrètement, caché derrière les rideaux de sa chambre. Pierre surveille le passage de Marie : ce manège a duré près de quatre années, jusqu’à ce que Pierre parte effectuer son service militaire.

    L’ayant aperçu ou non, il vit ensuite, en imagination toute la journée de ce souvenir, brodant toutes sortes de scénarii et mettant en place diverses historiettes se déroulant dans ses rêves éveillés.

     

    II

    Voici la connaissance et voici l’ignorance,

    Emporte-les ; je ne les désire pas,

    Donne-moi seulement le PUR AMOUR.

     

    Le service militaire.

    Le coup de sifflet du matin a déjà retenti, lugubre. Pierre se sent lourd, et se retourne sur le lit, dans un demi-sommeil. Le caporal de semaine a frappé un coup de pied dans la porte, allumé précipitamment la lumière de la chambrée et clamé : « Debout, là-dedans ! ».

    Pierre reconnaît la voix éraillée de François : ce n’est que le caporal-chef de semaine, un homme du rang, appelé, comme lui. Ce n’est pas le sergent de semaine, Lefaisandier, un soldat de métier, un dur celui-là : il vaut mieux, pour son propre intérêt, se lever au coup de sifflet, sinon c’est le motif numéro « untel » assuré, avec tant de jours d’arrêt simple à la clef.

    Pierre se retourne du côté du mur pour se protéger de la lumière vive venant du plafond. Il ne veut pas voir non plus cette chambre, petite et sale : toute cette ambiance l’écoeure profondément, car il n’en comprend pas le pourquoi. Il profite toujours de ce moment, à demi éveillé, pour mettre de l’ordre dans ses idées et faire sa toilette morale. D’ailleurs, il s’en doute déjà, ce sera un jour comme les autres, fait de la même étoffe : oppression des oppressions. Cela commence par l’appel à la corvée, dit « travaux d’intérêt général ».

    Il se lève d’un coup sec, et s’habille rapidement : il fait froid. Il se souvient de la discussion de la veille, et sourit à la parole de son camarade de chambrée, Olivier : « L’armée, c’est les fous parlent à eux-mêmes ». Pierre prend son quart et va, comme il a l’habitude de le dire, « aux nouvelles ». Le petit déjeuner se compose d’eau chaude affreuse ressemblant à du café, mais la salle du réfectoire est l’un des rares endroits où l’on peut discuter et s’entretenir avec ses amis en toute tranquillité De quoi sont faites ces discussions ?La vie de caserne étant une guerre froide sans interruption, chacun raconte les dernières phobies de tel gradé, lieutenant ou capitaine, les derniers motifs de sanction pour les cheveux trop longs, les barbes mal rasées, les lacets mal noués ou les brodequins mal cirés et les dernières brimades.

    De corvée en corvée, de nuit en jour et jour après jour, la vie abrutissante et sans idéal érode les meilleures bonnes volontés.

    Huit heures : « Rapport ». Après quelques plaisanteries échangées dans les rangs, le capitaine parade. Son surnom est : « Météorite » : à son égard, chaque appelé a l’attitude qu’un militaire doit avoir à l’égard d’un chef hautain, attitude faite de crainte, de haine et aussi de respect.

     

    La permission.

    Pierre, en permission dans sa famille pour soixante douze heures, lit le journal, regardant du côté de l’horloge : déjà dix sept heures. Il se tourne vers sa mère, déclarant : « Cela passe vraiment vite, trop vite. Il faut déjà que je retourne « là-bas » ; Ah ! J’en aie vraiment marre. Vivement la quille, que cela se termine ! ».

    Sa mère, qui a acquis une conception fataliste de la vie, se veut rassurante et consolante. C’est ainsi qu’elle conçoit son rôle de mère, alors qu’en fait cela la pousse à déclamer des banalités : « Il faut que tu y passes, comme tout le monde. Quand tu auras fini, ça ira mieux. Il ne reste que quelques mois. Le plus gros est fait. Il faut rester calme et tranquille ». Cette façon d’accepter son sort avec passivité exaspère Pierre. Il aurait tant souhaité que sa mère le comprenne un peu mieux au lieu de le gratifier de conseils vains et faciles. En désespoir de cause, il la laisse parler, car il n’y a rien d’autre à faire.

    C’est de paroles de lutte dont il a besoin, et non d’apaisement : dans ce genre de situation, Pierre se sent alors plus proche de son père. Lui, au moins, même avec ironie, l’approuve. Pierre a un vague à l’âme chaque fois qu’il doit partir et retourner à la caserne. Il ne regrette pas ce qu’il va quitter, mais il craint ce qu’il va retrouver. Tel un automate, il prend son sac, son bardât, salue à la dérobée, et rejoint le train. Le trajet du retour à la caserne est long et il aurait voulu ne jamais arriver au but. Il reconnaît les nombreux détails du trajet, ainsi que les personnes présentes, pour la plupart des militaires comme lui, rejoignant tristement leur caserne. Pierre songe que les choses passent ; même les pires.

    Il se souvient avec jubilation de son état d’esprit, lorsqu’il dut partir pour la première fois rejoindre la caserne : alors, oui, il était joyeux, et il s’était fixé pour but d’apprendre l’art militaire. Techniquement parlant, il voulait être un bon soldat.

    Mais le premier contact avec le monde militaire fut triste et décevant : bien vite, Pierre a compris que les grands mots de « patrie », de « nation » et d’ »indépendance nationale » n’étaient qu’un vernis qui recouvre la médiocrité et la veulerie.

    Les militaires de carrière, les plus jeunes comme les plus âgés, se caractérisent tous par une absence d’idéal. Nombreux buvaient de l’alcool plus que de raison. Et tous se comportent en banals fonctionnaires : ils arrivent à heure fixe, font machinalement leur travail ; parfois avec dégoût, cherchant à en faire le moins possible, puis repartent à heure fixe, cherchant même parfois à tricher de manière minable sur l’horaire. Plus on monte dans la hiérarchie, et plus cela se caractérise par la paresse, le manque d’enthousiasme et de dynamisme.

     

    III

    Voici les bonnes actions et voici les mauvaises,

    Place-moi au-dessus d’elles, je ne les veux pas,

    Accorde-moi seulement d’avoir un PUR AMOUR.

     

    La cellule communiste.

    Réunion chez un ouvrier, en 1942.

    D’abord Guy seul. Il installe des chaises autour d’une table. On sonne. Entre Denis.

     

    Denis : Bonjour camarade !

    Guy : Salut ! Comment ça va ?

    Denis : (air préoccupé) Il est difficile de savoir ce qui se passe exactement sur le terrain, depuis que Staline et les Russes sont entrés en guerre. La partie est loin d’être gagnée à Stalingrad. Depuis Montoire, les Vichystes sont entrés en pleine collaboration avec Hitler.

    Guy : Mais plus près de nous, que penses-tu de la situation dans la boîte ?

    Denis : (plus animé) Les gars attendent des directives et ont besoin plus que jamais de leur parti communiste. Beaucoup sont dans l’expectative et ne savent que penser et que faire. A cela s’ajoute le fait que le peuple manque de tout. Tout est rare. Beaucoup ont de la famille, un frère ou un père, prisonnier de guerre en Allemagne. Il faudrait réveiller les énergies.

    (Entrent l’un après l’autre Raoul, Maurice, Pierre et Claude. Ils s’installent.)

    Guy : Salut !

    Tous : Salut !

    Pierre : Il n’est pas là ?

    Guy : Non. Espérons qu’il ne lui est rien arrivé. On ne sait jamais avec les temps qui courent…

    (Entre Thierry. Chaleureuses poignées de main.)

    Guy : Bon. Nous pouvons commencer, tout le monde étant là. J’attire votre attention sur cela : il faudra faire preuve d’un peu plus de ponctualité, la prochaine fois, et arriver à l’heure. C’est important. Si on ne fait pas attention aux petites choses, qui pourra avoir confiance en nous dans les grandes choses que nous voulons réaliser ?

    (Tous opinent du chef. Guy poursuit :)

    Voici donc l’ordre du jour.

    (Raoul sort de sa poche un bloc note et un crayon. Il les pose sur la table.)

    Pas de notes manuscrites, par prudence, camarade. Elles pourraient tomber dans les pattes de l’ennemi. Il faudra faire fonctionner vos méninges.

    Le premier point de l’ordre du jour, c’est la situation internationale et nationale présentée par notre chef…

    (Guy se tourne vers Thierry, qui approuve.)

    …puis en second lieu, l’exposé de la situation à l’atelier du chemin de fer par Denis, et plus généralement sur la ville de Metz. Suivra un débat pour résoudre le problème suivant : que faire, quel sera à l’avenir, notre plan de travail ?

    L’heure est grave, et il est légitime d’attendre beaucoup de nous autres, communistes. Gageons qu’il faudra faire face à des sacrifices, pouvant aller jusqu’au sacrifice de notre vie et de la vie de ceux qui nous sont chers. Faisons face.

    Thierry : Camarades, voici ce que m’a chargé de vous déclarer le Centre. Au niveau international, il s’agit d’une lutte contre le fascisme, une lutte à mort entre la démocratie et le fascisme. Partout, la cible à abattre, c’est le fascisme. Les camarades chinois, sur leur sol, luttent déjà depuis 1937 contre cette gangrène, cette vermine, le fascisme japonais. En Europe, les communistes allemands et italiens sont aux avant-postes. Les fascistes, eux, ne s’y trompent pas, qui ont choisi comme cible tout ce qui est tant soit peu rouge. En France, il faut abattre les fascistes de l’Axe et leurs alliés, en particulier les boches. Il faut unir contre ceux-là tous ceux qui veulent participer à cette lutte pour la démocratie, sans distinction de classe, d’idéologie, de religion. Le temps n’est plus aux vaines paroles et aux conciliabules, mais à l’action directe, et nous devons être, nous autres les communistes, à l’avant-garde de cette lutte. Tous les soldats boches tués, tous les collaborateurs éliminés, c’est un pas vers la victoire finale, et un soutien à la lutte des peuples allemands, russes et chinois, et des peuples du monde.

    Que signifie cela sur le plan intérieur ? Qu’attend de nous cette situation nouvelle ?

    Camarades, c’est d’une guerre populaire dont il s’agit, et chacun de nous, quel que soit sa place, doit se considérer comme un soldat du peuple. Il faut réorganiser le Parti en fonction de cette ligne et mettre en œuvre une discipline de fer. Comme le soulignait le camarade Guy, la tâche sera difficile, notre route semée d’embûches, mais cela ne doit pas nous faire peur. D’ailleurs, la résistance est la seule voie possible permettant la survie du peuple français. Il n’y en a pas d’autre. Voilà ce que le comité central attend de vous.

    Vous autres, ouvriers cheminots, avez un rôle essentiel à jouer dans cette lutte longue et dure. Ailleurs, des camarades sont déjà à l’œuvre. Il faut organiser le sabotage de la production à l’atelier S.N.C.F. de Montigny, et détruire les télécommunications, faire sauter les voies ferrées et les ponts, désorganiser au maximum les arrières de l’ennemi. Pour cela, il faut trouver des armes partout où cela est possible, en prendre à l’ennemi.

    Notre Parti met actuellement en place un appareil militaire qui sera constitué de ses meilleurs éléments, les plus sûrs, les mieux entraînés. Il faudra renseigner cet appareil : dépôts de munitions, armes, transports de troupes, de prisonniers, terrains d’aviation…

    Vous êtes des agents de renseignement, vous devez laisser traîner vos oreilles et vos yeux partout où cela est possible.

    Si vous vous sentez incapable d’entreprendre ce travail, dites-le maintenant. Il n’est pas trop tard. Vous pourrez quitter nos rangs, sans haine, à la suite de cette réunion. Car pour ceux qui resteront, l’ennemi ne fera aucun cadeau : ce sera au mieux, en cas de capture, un camp de prisonniers et d’extermination en Allemagne et au pire la mort pour terrorisme, comme franc-tireur et agent de renseignement. Pour ceux qui resteront, le maître mot sera, plus que jamais : prudence, prudence, prudence, l’anonymat, car vos activités seront couvertes d’un silence d’outre-tombe. Vous devez utiliser un pseudonyme et on doit ignorer tout de votre véritable nom et de votre existence. La répression n’a que trop sévie dans nos rangs et nous avons déjà, faute d’expérience, perdu un nombre considérable de camarades. A parti d’aujourd’hui, dorénavant, plus jamais de réunions chez un camarade, où nous nous trouvons nombreux. C’est important…

    Guy : Ma femme fait le gué, et en cas d’alerte, nous pouvons nous échapper par le jardin, par la porte de derrière. Il est possible, par ce chemin, de parcourir deux kilomètres et d’accéder hors de la ville, en pleine campagne…

    Thierry : C’est insuffisant. Dorénavant, vous serez organisés en triangles : trois camarades, pas plus, formeront un triangle de base. Ce triangle aura un chef. Les chefs de deux triangles ainsi formés constitueront avec moi un triangle de second niveau, et recevront des directives. Vous devez oublier absolument qui sont les autres camarades ne faisant pas partie de votre triangle, et ignorer leurs activités. En cas d’activités centralisées, vous recevrez des directives particulières.

    J’espère bien m’être fait comprendre : à l’heure actuelle, ce qui prime, c’est l’action militaire directe. Tout le reste doit être soumis à l’action militaire. Mais il ne faut pas oublier les autres aspects de votre travail militant : la propagande et le recrutement. Sans cet aspect secondaire, pas d’action militaire efficace.

    La propagande, c’est notamment la diffusion de l’ « Humanité » clandestine. Chaque triangle doit faire son possible pour diffuser aussi une feuille volante, dénonçant l’occupation allemande, les collabos, et appelant à la lutte unie.

    N’oubliez pas le recrutement, afin de développer notre mouvement et remplacer les vides faits dans nos rangs par l’ennemi. De toute façon, vous devez vous fondre dans le peuple et être lié au peuple comme les lèvres aux dents. Si l’un de vous est connu et repéré comme militant communiste, par les flics ou les collabos, il doit disparaître du coin.

    Denis : C’est enthousiasmant, et le Centre a vraiment repris les choses en main. Nous désespérions, et cette autocritique du Centre renforce notre confiance dans le Parti : les choses n’ont que trop attendu, et par les hésitations, nous étions en décalage par rapport à la réalité. Maintenant, je sens que nous allons plus coller aux événements.

    Mais dans ton intervention, tu as oublié tout un aspect des choses : le peuple a faim. Tout ce que nous autres, produisons, va en Allemagne. Aussi les ouvriers haïssent les Allemands et « à chacun son boche » est un mot d’ordre juste. Les syndicats ont un grand rôle à jouer.

    Il y a aussi le problème des prisonniers de guerre : les forces vives sont en Allemagne.

    Que représentons-nous, nous autres communistes, par rapport à cela ?

    Les Allemands et les Vichystes surinent que les communistes ne sont pas des Français à part entière, et leur propagande hystérique n’est pas sans porter des fruits au sein des masses. Ne risquons-nous pas, en entreprenant des attentats, d’être encore plus isolés du peuple, et d’être éliminés ? Ne faut-il pas s’attacher à des revendications économiques ?

    Raoul : Je crois que le camarade Thierry a bien parlé. Je suis d’accord pour la cible : c’est le fascisme.

    Mais quels sont nos alliés ? La bourgeoisie française est objectivement complice des fascistes allemands : par peur des mouvements sociaux du Front populaire et par peur des ouvriers, la bourgeoisie a préparé la débâcle de 1940. Songez à Munich, camarades ! Aujourd’hui encore, la bourgeoisie a plus peur de nous, communistes, que des Allemands, et elle est prête à pactiser avec le diable pour garder ses usines et ses profits. Aussi, la « bourgeoisie complice » implique : pas d’unité d’action avec la bourgeoisie.

    Thierry : La situation a changé. Les Nazis s’emparent de la richesse des bourgeois français et les exproprient. Prenez le cas de de Gaulle : c’est un représentant de la haute bourgeoisie financière. Bourgeoisie française et bourgeoisie allemande sont devenues ennemies. Tactiquement, bourgeois et ouvriers français sont alliés contre le danger immédiat : le nazisme. Mais j’aimerais que d’autres camarades s’expriment là-dessus.

    Claude : Le nœud du débat est ceci : depuis la fondation de notre Parti, suivant les différentes étapes concrètes, notre programme fondamental est de renverser le capitalisme, de faire la révolution prolétarienne et d’instaurer le socialisme, la dictature du prolétariat, à l’image de ce qu’ont fait Lénine et Staline en U.R.S.S.

    La situation actuelle, c’est l’occupation de notre sol par le fascisme. Aussi, la lute actuelle est une lutte pour la libération nationale, contre le nazisme. Mais nous voulons que l’aboutissement de cette lutte soit une France nouvelle, socialiste, car notre bourgeoisie s’est avérée incapable de diriger le pays économiquement et de le défendre contre l’hitlérisme. Ce qu’il nous faut, c’est le socialisme.

    Thierry : Nous ne devons pas mettre notre programme communiste au rancart et l’oublier, tels des opportunistes. Mais ce qui nous est demandé, à l’heure actuelle, est une lutte nationale pour libérer le territoire et, pour cela, il faut unir quatre-vingt quinze pour cent des Français. Seuls, nous n’y arriverons pas. Et si nous mettons en avant notre programme stratégique, l’insurrection nationale, nous allons nous isoler du peuple, et nous courrons à l’échec : les bourgeois, les paysans et les autres classes sociales n’oseront pas s’unir à nous, combattre l’ennemi commun avec nous, de peur d’être nationalisés. Nous serons seuls à combattre l’ennemi dans notre coin, refusant l’aide et les moyens des autres couches de la population. C’est courir à l’échec certain.

    Le socialisme n’est plus – ou pas encore – à l’ordre du jour. Ce qu’il faut, c’est un front national pour bouter l’ennemi hors du territoire national. Là, nous ferons œuvre d’internationalistes prolétariens, apportant notre pierre à l’édifice de la révolution mondiale. Athée ou croyant, bourgeois ou ouvrier, ponctuellement, la lutte est la même : nous sommes embarqués sur le même bateau, et nous laverons notre linge en famille, entre nous, une fois franchie l’étape actuelle.

    Le peuple français doit décider lui-même, à la fin du conflit actuel, quel régime il désire instaurer : le capitalisme ou le socialisme. Nous, communistes, nous sommes pour le socialisme, et nous mettrons tout notre poids dans la balance pour que ce soit un régime socialiste qui s’établisse dans le pays. Nous ne cachons jamais notre programme fondamental. Mais aujourd’hui, quand je dis que le socialisme n’est pas à l’ordre du jour, je veux dire qu’il faut mettre ce programme en sourdine, et se consacrer aux tâches immédiates que le peuple attend de nous : la lutte antifasciste. Il y a le programme stratégique et le programme tactique. C’est tout.

    Pierre : Si je te comprends bien, il s’agit d’une seule et même lutte. Pour faire la révolution, il faut tenir compte de la situation concrète, de l’étape actuelle. Autrement dit, pour faire la révolution demain, résistons aujourd’hui. Il faut donc préparer ces lendemains.

    Tu peux être sûr que, si la bourgeoisie s’allie avec nous, elle, de son côté, ne le fait pas non plus sans arrière-pensée : elle prépare des lendemains capitalistes.

    Je suis d’accord avec toi : il ne faut pas hésiter une seconde à d’allier partout où s’est possible avec la frange de la bourgeoisie française qui résiste à Hitler. Mais à tout moment, le Parti communiste doit conserver la direction du mouvement de résistance, et se préparer à recevoir des coups de couteau dans le dos de de Gaulle. La tâche principale actuelle, de l’heure, c’est de bouter les hordes nazies hors de France. Ce sont les intérêts de la bourgeoisie. Ce sont aussi les nôtres ? Tactiquement, les intérêts sont les mêmes. Stratégiquement, non. Stratégiquement, les intérêts de la bourgeoisie, c’est de chasser les boches pour instaurer à nouveau un système d’exploitation de l’homme par l’homme en France. Nos intérêts à nous, c’est d’instaurer le socialisme. Dans le processus de la lutte actuelle, chacun des adversaires va chercher à amasser des forces et à diriger la résistance pour, à l’issue de la guerre, instaurer un régime à sa guise.

    Aussi le Parti communiste doit s’allier, mais ne pas s’inféoder, à la bourgeoisie celle qui ne collabore pas. Le Parti doit amasser des forces, se gagner le peuple, pour chasser la bourgeoisie et faire la révolution lors de l’étape suivante. Sur le champ de bataille, nous, communistes, devons diriger la résistance, et être les meilleurs combattants antifascistes, les meilleurs représentants du peuple. Que la cellule se prononce là-dessus.

    Maurice : Je ne suis pas d’accord d’en parler ainsi. Il y a deux étapes et non une. D’abord songeons à la libération nationale. Ensuite, après, nous parlerons à nouveau de la révolution prolétarienne. Si l’on tient ce genre de discours à la bourgeoisie, ce que Pierre vient de dire, elle ne voudra jamais s’unir avec nous. Elle n’est pas sotte. La révolution n’est pas encore à l’ordre du jour. Je suis d’accord avec Thierry. Il faut s’allier avec de Gaulle et avec tous ceux qui acceptent une lutte réelle contre les Allemands.

    D’ailleurs, l’heure tourne, il se fait tard : il faut penser à l’action demain. Conformons-nous aux décisions pratiques.

    Thierry : D’accord. Mais le débat est loin d’être clos. Il faudra le reprendre. C’est important d’avoir une vue juste de l’avenir. Le Parti doit marcher d’un seul pas. Je rendrais compte des différents avis exprimés ici sur notre programme immédiat.

    En ce qui concerne les mesures immédiates : Denis et Guy, comme ils travaillent tous deux aux ateliers de Montigny, formeront un triangle avec Raoul, instituteur et agent de liaison.

    Pierre et Maurice, roulant, formeront un deuxième triangle ayant à sa tête Claude, femme de cheminot, qui peut se déplacer plus facilement, sans que cela apparaisse bizarre.

    Dorénavant, vous serez autonome, et n’aurez plus de contact. Denis, Guy et Raoul ont des mesures à prendre, laissons-les.

    (Thierry se lève)

    Sortons l’un après l’autre, un tous les quarts d’heure.

    (Pierre, puis Maurice, puis Claude, enfin Thierry sortent l’un après l’autre.)

     

    IV

    Voici la pureté du corps et de l’esprit et leur impureté,

    Que puis-je en faire ?

    Donne-moi un PUR AMOUR !

     

    Recherche amoureuse.

     

    Chère Anne, Anne, Anne, Anne, Anne, etc. (*)

     

    Nous formons tous les six un sacré « couple » : ton moi et mon moi, ton ça et mon ça, ton sur-moi et mon sur-moi.

    Ton sur-moi est l’ignoble personnage qui s’appelle « mademoiselle Anne » : il juge tout comme un gendarme et t’empêche d’exprimer ton naturel. Toujours sage comme une image, sérieux comme un pape, c’est un moraliste qui voit la « saleté » partout. Envoyons-le paître, avec mon sur-moi, appelé « monsieur Pierre » ; entre eux, ils s’entendent comme larrons en foire et forment un couple parfait.

    Entre ton moi, très agréable, et mon moi, cela va cinq sur cinq : tous deux discutent d’idées philanthropiques.

    Enfin, ton ça, quand il rencontre mon ça (hélas ! pas assez souvent !), alors là, c’est merveilleux ! Ton ça frémissant comme un volcan en ébullition, et mon ça disent : « Oui, oui, oui, oui, oui, oui », mais le sur-moi, méchamment déclame : « Attendez encore un peu, réfléchissez, soyez sérieux, votre couple est-il bien assorti ? » et mon ça surenchérit : « Le milieu social est-il compatible ? ».

    Le moi, pris entre deux feux, doute de lui-même, hésite, penche du côté du sur-moi, puis cinq minutes plus tard, adhère aux opinions du ça. Je détiens une solution : unissons les forces de nos ça et de nos moi et, à eux quatre, se liguant contre les deux sur-moi qui voient le mal partout, les enverront se faire cuire un œuf ensemble.

    Grosses bises

    Pierre

    Post-scriptum : Fais lire cette lettre à ton ça et à ton moi, mais surtout tiens ton sur-moi à l’écart, afin qu’il ignore que nous nous sommes conjurés contre lui jusqu’au jour J ;

    (*) J’écris ton prénom à de nombreuses reprises pour rattraper toutes les fois où j’étais trop timide ou trop bête pour t’appeler par ton prénom (c’est sûrement alors mon sur-moi qui bloque).

     

     

    Chère Anne,

     

    Tu fais preuve d’un fort sentiment d’échec en raisonnant ainsi : « Je suis du signe du taureau, j’ai connu des expériences décevantes avec des personnes du signe du scorpion. Pierre est du signe du scorpion, donc notre couple va aller à l’échec. »

    Je ne suis pas superstitieux et je ne crois pas à la loi des séries. De par le monde, des personnes des signes du scorpion et du taureau vivent ensemble, les uns très heureux, les autres heureux, et d’autres malheureux : le signe astrologique ne veut alors rien dire et si cela ne marche pas entre nous, ce sera pour une tout autre raison. Ton argument est ce que l’on appelle une résistance.

    A propos d’une amie, tu déclares la trouver « belle ». T’estimes-tu laide ? Tu es une femme belle et désirable, mais pas n’importe quand, ni n’importe comment, capable de rendre un homme heureux, physiquement, pas seulement physiquement, mais aussi moralement et intellectuellement.

    Mais tu dois devenir autonome affectivement ; et te passer de toutes les béquilles : le fait d’analyser constamment ses actions, avant, pendant et après, n’est-ce pas simplement un moyen d’oublier de vivre complètement cette action ? Ne remâche pas sans cesse le passé, mais prend le tel qu’il est, car on ne peut plus le changer.

    Tu affirmes aller au cinéma pour voir le film et non pour flirter. Mais le flirt ne débouche pas forcément, quelques instants après, dans un lit. Le flirt est une façon d’exprimer à l’autre que l’on a de l’estime pour lui (ou pour elle) : ce n’est pas obscène. Tu recherche de la « tendresse » : qu’entends-tu par là, et comment convient-il de te l’exprimer ?

    Amitiés,

    Pierre

     

     

    Chère Anne,

     

    J’ignore ce que seront nos relations, si ce sera de l’amitié ou plus, mais je suis heureux d’avoir fait ta connaissance : tu as du charme, et en particulier tu as un joli regard et une belle voix.

    Cependant, je précise que je ne conçois pas le mariage comme un moyen de réussite sociale. Comprends que je ne recherche pas une fille ayant absolument des diplômes, menant une belle carrière professionnelle ou ayant des moyens financiers, mais une fille que je puisse aimer pour elle-même et qui m’aime pour moi-même.

    Des êtres proches, mariés de façon intéressée, après que les illusions se dissipent, ont abouti à des couples où règne la solitude à deux, qui est aussi terrible que la solitude tout seul.

    J’admire ta franchise et ta droiture, et tu mérites d’être heureuse : je souhaite y contribuer en t’offrant d’ores et déjà mon amitié sincère et – qui sait ? – plus peut-être.

    Pierre

     

     

    Très chère Anne,

     

    Préciseras-tu, lors de la prochaine rencontre, ce que tu entends par « relation privilégiée » ? De mon côté, voilà ce que j’entends par « mariage », afin que nous employions les mêmes mots et nous fixions le même but.

    La rencontre de mardi dernier m’a laissé une très mauvaise impression car tu semblais sous-entendre : « Avec les autres hommes, nous parlions le moins possible et nous passions très vite à l’action ». Une autre fois, ru as affirmé que l’amour, c’est l’orgasme chacun de son côté.

    Je rejette cette conception des rapports sexuels, « baiser », « prendre son pied », car ils peuvent être satisfaits avec n’importe quelle femme ou avec n’importe quel, homme ? Ce n’est pas ce que je recherche et si c’est là une relation privilégiée, je ne fais pas ton affaire. Je n’ai pas eu de relation sexuelle avec une femme. Si certains ont ces idées à 14 ans, d’autres à 20 ans et plus, en raison de mon éducation et de mon « histoire », j’ai ces sentiments la trentaine passée : j’accepte cela sans le médicaliser, et sans me sentir anormal pour autant. J’ai envie de vivre aujourd’hui ce que tu as vécu à 19 ans, en goûtant et en appréciant chaque étape de la formation du couple, c’est-à-dire, apprendre à connaître l’autre en discutant, s’embrassant et flirtant jusqu’à passer à l’acte sexuel. Sans précipiter les choses, ni lambiner, il est absurde de fixer l’échéance à l’avance : dans un mois, dans une semaine…

    Je me sens capable de dire un jour : « Je t’aime ». Aimer ne signifie pas simplement « tirer un coup », et se crisper sur son plaisir égoïste : à la base, il faut de la tendresse et de l’affection pour l’autre.

    Voilà ce que je recherche et ce que j’entends par « mariage » : un couple qui a des points communs et o^l’un et l’autre se sentent bien ensemble.

    Pierre

     

     

    Chère Anne,

     

    Je ne suis pas devin et tu ne daignes pas m’expliquer ta façon de voir les choses. Ainsi, le soir où tu as décidé que nous ne nous verrions plus pendant un mois, tu m’as demandé mon point de vue, que je t’ai donné, à savoir qu’il fallait au contraire continuer de se voir, mais tu n’en as tenu aucun compte.

    En te rencontrant la semaine dernière, je souhaitais au moins quelques explications après une si longue séparation. Je ne comprends plus tes réactions, et tu ne fais aucun effort pour comprendre les miennes : c’est devenu un dialogue de sourds, et, pour ma part, j’en resterai là quant à nos rencontres.

    Si tu trouves mieux que moi,

    Tu m’oublieras,

    Si tu trouves pire que moi,

    Tu me regretteras.

    Adieu.

    Pierre

     

    V

    Voici le bien et voici le mal,

    Oh ! Reprends-les, je ne les veux pas,

    Fais seulement que j’ai le PUR AMOUR !

     

    La maladie.

    Les jours d’avril sont maussades, quoique le temps s’adoucisse : tombe une pluie fine, suivie d’un vent froid, temps habituel à cette époque en Lorraine. Pierre a d’abord décidé de ne pas aller travailler. C’est lundi, il se sent mal, a quelques nausées, et porte souvent la main au niveau de l’estomac. En se levant, il dit à son épouse, Thérèse : « J’ai des aigreurs ». Puis, comme de coutume, il s’est habillé, a pris son petit déjeuner, et s’est rendu au lieu de travail, à pieds, à deux kilomètres de son domicile.

    Le patron l’a accueilli fraîchement, maugréant après son départ, du côté de son épouse : « Ces ouvriers, tous des fainéants ! Un rien, et ils ne peuvent pas travailler ! C’est quand même malheureux, tu ne crois pas ? »

    Les douleurs étant trop vives, Pierre a quitté son lieu de travail, un peu penaud, ayant mauvaise conscience de ne pouvoir travailler, moralement diminué : « Mais, songe-t-il sur le chemin du retour, ce n’est qu’une mauvaise passe ». Il a travaillé sans discontinuer jusqu’à aujourd’hui, sa femme et ses enfants n’ont jamais eu faim, il continuera : la forme physique reviendra, aussi mystérieusement qu’elle a disparu.

    De retour à son domicile, un peu honteux, il se déshabille et se glisse à nouveau sous les draps encore chauds du lit, et sommeille, tranquille.

    L’après-midi, il s’assied dans ce qui sert de salle de séjour, le jour, et de chambre à coucher pour la plus jeune fille, la nuit. C’est la plus grande pièce d’un appartement exigu de trois pièces cuisine d’une habitation à loyer modéré.

    Il gémit, disant d’un ton plaintif : « Jésus, Marie, Joseph ! ». Thérèse, ne supportant pas son mari à la maison, réplique d’un ton violemment sec : « Allons, donc ! Tu n’as rien ! », Puis persifle et rabroue : « Tu n’as qu’à boire moins ! »

    Le visage de Pierre se décompose. Cela lui arrive rarement, mais il a été blessé vraiment au plus profond de son amour-propre. Il s’écrie avec véhémence : « Ah ! Je n’ai rien ? Si, j’ai mal, et je voudrais bien que tu aies ce qui me fait si mal au bout de ta langue ! »

    Pour la première fois depuis longtemps – depuis très longtemps – Pierre sent des larmes lui monter aux yeux. Sa glotte fat quelques mouvements de haut en bas. Le remarquant, effrayée, Thérèse préfère quitter la pièce.

    Pierre, assis sur le sofa, s’essuie le visage d’un revers de la main, puis sombre dans la méditation, les yeux vagues et perdus vers le mur d’en face. Il se rappelle sa vie passée. Et il voit une longue plaie. Oui, sa vie comporte beaucoup de souffrances, souffrances à la fois personnelles et infligées aux autres. Il revit le travail pénible, les coups reçus comme apprenti, les divers postes occupés, la chaleur lourde et insupportable au milieu de laquelle il pétrit le pain. Ah ! Si ses enfants pouvaient ne pas connaître cette vie de chien, ce serait bien ! Comme elle a commencé, sa vie s’est poursuivie, sans fin. Il a changé plusieurs fois de patron, mais chaque fois, il trime, ne rencontrant que sueur et tâches ingrates.

    Bien sûr, il y a heureusement quelques moments de bonheur, des sourires, comme la rencontre de son épouse Thérèse, la naissance de ses enfants et quelques joies partagées. Mais le passé lui laisse beaucoup d’impressions de remords et de douleurs vives. Arrivé aux jours d’aujourd’hui, il réfléchit profondément, faisant le tour de ses connaissances et des visages connus, puis soupire profondément : « Personne ne m’aime, non, personne. Heureusement que je m’aime moi-même. » Cela lui fait esquisser un rictus ironique. Vraiment, rien ne va comme il veut, et maintenant, en plus, cette maladie !

    « Demain, je verrai le médecin. Il saura bien me guérir. Il faut bien que je travaille : sinon qui va nourrir mes enfants ? Ils sont encore jeunes, et ont besoin de moi ! », Répétant cela dans sa tête, à plusieurs reprises, comme s’il veut absolument s’en convaincre, « Mais je les ai déjà tous tant fait souffrir ! ».

    Sa mémoire le conduit cinq années en arrière : la famille vit alors dans une mansarde lugubre et sale, quoique très bien entretenue d’un bâtiment délabré. La lumière, rare, n’entre que par de petites fenêtres, une partie de l’appartement demeurant dans une obscurité continue en raison de fenêtres murées. La cuisine, humide l’été et froide l’hiver, chauffée alors à l’aide d’un grand fourneau au charbon, est la pièce où toute la famille vit, mange, se lave, exécutant parfois tout cela à la fois et en même temps. Le soir, les deux fils, Joseph et Jean, réunis sous une même lampe, font leurs devoirs d’école, et Madeleine, la plus jeune fille, s’adonne à des jeux de poupées. La mère, Thérèse, ayant astiqué l’appartement toute la journée, fait les courses, lavé le linge à la main, après l’avoir chauffé dans une lessiveuse, allumé et entretenu le fourneau, se repose.

    Plus tard, le soir, vers vingt-deux heures, tous, anxieux, guettent le retour du père. Soit que le patron l’ait particulièrement brimé et houspillé, soit qu’il se sente inutile, Pierre est passé par de nombreux bars, et le voilà ivre et titubant. Parfois, il rencontre sur son chemin une ou deux âmes charitables qui l’aident à surmonter les diverses embûches et le portent jusque chez lui. Ah ! La journée a été si dure, et l’avenir ne laisse rien espérer de mieux !

    Voilà les marches de l’escalier qu’il faut gravir pour atteindre la mansarde, sous le toit de l’immeuble. Chaque marche de l’escalier, en bois, est frappée par les pieds lourds de Pierre, et résonne comme un coup frappé au cœur. Lorsqu’il revient ces jours-là, dans cet état, sa femme Thérèse menace de le quitter. Alors, elle ôte son tablier, met son manteau, en pleurant, puis reste assise sur le lit, en pleurant : où aller ? Et puis les enfants, si elle s’en va, que deviendront-ils seuls ?

    Il est déjà dix-sept heures : Pierre sommeille, la main posée sur le ventre. Penser à tout cela l’a fatigué. Il verra un médecin demain !

     

    La mort.

    Pierre est étendu sur le lit d’hôpital, lit que les infirmières ont entouré d’un cadre métallique, car elles craignent visiblement qu’il ne glisse et tombe à terre, en raison de ses faibles forces. La famille de Pierre l’entoure, et le scrute, parlant de choses anodines de la vie courante, pour écarter toute pensée de ce qui préoccupe réellement au fond, la maladie mortelle et la fin inéluctable de Pierre.

    Thérèse raconte que la « petite » Madeleine ne se tient pas toujours tranquille. Pierre maugrée et la met en garde : « Tâche d’être sage ! »dit-il.

    « Manges-tu bien ? » interroge Thérèse. Sans répondre explicitement, Pierre baisse les yeux, et d’un geste lent, lève le drap et la couverture, découvrant son corps presque nu, recouvert d’un pyjama d’hôpital fermé d’un cordon dans le dos. Très amaigri, on devine partout le dessin formé par les os, adjacents sous la peau, que la chair a déserté. Voyant sur les visages de l’assistance la grimace de la commisération et presque de dégoût et de peur face à la maladie inéluctable de la leucémie, Pierre éclate en sanglots, son corps squelettique complètement secoué. Par dignité, se rappelant qu’un homme ne pleure pas en public, ayant honte de s’être laissé aller, devant sa famille, il se calme et déclare : « Je ne supporte même plus la bière. J’ai essayé de boire la bouteille que tu m’as apportée, et j’ai tout revomi. »

    Pour le revigorer, Thérèse réplique : « Ne t’en fais pas, reste paisible, et laisse toi aller, les médecins sont là pour te guérir ! ». Plus tard, elle avouera à ses fils qu’elle a craint que Pierre ne mette fin à ses jours, et se jette par la fenêtre de la chambre d’hôpital, refusant de se voir partir ainsi à petit feu, dans d’atroces souffrances.

     

    Dix mai 1985 : le corps de Pierre est étendu sur le marbre de la morgue de l’hôpital, le visage cireux et froid, semblant apaisé.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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